Colère, dédain, envie… Sept émotions suscitées par les œuvres de Jeff Koons
L’artiste contemporain le plus cher au monde est également l’un des plus controversés. A l’occasion de sa première grande rétrospective proposée au centre Pompidou à Paris, analyse de son œuvre à travers le panel d'émotions qu'elle provoque.
Depuis le 12 novembre 2013, Jeff Koons détient le record du prix de vente d'une œuvre pour un artiste vivant. Adjugée lors d'une vente aux enchères à New York (Etats-Unis), sa version orange du Balloon Dog a atteint 58,4 millions de dollars (46,8 millions d‘euros). Un record absolu pour cet Américain de presque 60 ans et une hérésie pour beaucoup, tant la sculpture a de quoi surprendre. Ce Balloon Dog dont il existe cinq exemplaires de couleurs différentes dans le monde est une réplique géante en acier chromé de ces petits animaux fabriqués en ballons de baudruche que l’on peut acheter pour quelques euros dans la rue. Une nouvelle consécration pour cet homme que l'on hésite à qualifier : artiste génial ou usurpateur de génie ? L'homme et son œuvre n'en finissent plus d'agacer.
D'abord présentée cet été au Whitney Museum (Etats-Unis), la rétrospective que lui consacre aujourd'hui le centre Pompidou à Paris arrive avec un historique chargé, la manifestation ayant été vandalisée par deux fois dans le musée new-yorkais, comme le rappelle Le Parisien. Mais qui est vraiment Jeff Koons ? Pour tenter de le comprendre, passage en revue des différentes émotions que suscite son œuvre.
1 L'amusement
Jeff Koons, c’est rigolo. Depuis plus de trente-cinq ans, l’artiste s’amuse avec nos objets du quotidien, nos idoles, en les détournant en œuvres gigantesques et glamour. Car l’univers de Jeff Koons est surtout peuplé de grands mythes de la pop culture, de Michael Jackson à Popeye en passant par Titi ou encore l’incroyable Hulk qu’il transforme en statues rutilantes et colorées. Chez Jeff Koons, il faut que ça brille, que ça scintille. "More shiny" ("Plus de brillance") a demandé l’artiste en visitant sa rétrospective au centre Pompidou quelques jours avant son ouverture au public, comme le rapporte Bernard Blistène, commissaire de l'exposition. Qualifié par certains de roi du kitsch, Jeff Koons est celui qui fait de nos aspirateurs des totems et de nos boîtes à lettres des sculptures d’inspiration gréco-romaine. Bref, un petit malin qui nous fait bien marrer à s’amuser ainsi avec l’American way of life.
2 L'incompréhension
Jeff Koons, c’est du grand n’importe quoi. Depuis trente-cinq ans, l’artiste se moque du monde. Et du nôtre en particulier. A l’image d’Andy Warhol et son pop art ou encore de Marcel Duchamp (exposé au même étage que Koons à Pompidou) et ses ready made, l'Américain dérange et détonne. Une aubaine pour la marque suédoise de prêt-à-porter H&M qui sponsorise l’évènement et réédite pour l’occasion un sac en cuir noir orné du désormais célèbre Balloon Dog, commente Vogue.
Mais alors, où est l’art et où est le cochon, s’interroge le visiteur qui contemple ses œuvres. Surestimé, Koons ? Sûrement, comme beaucoup d’artistes portés aux nues par un marché de l’art qui ne s’est jamais aussi bien porté. Une dérive que le critique d’art britannique Julian Spalding dénonce dans son livre paru en 2012, Con Art - Why you should sell your Damien Hirsts while you can (Art conceptuel : pourquoi vous devriez vendre vos Damien Hirst tant qu’il est encore temps), en accusant les musées, financés en partie par le mécénat, d’être devenus les vitrines du commerce de l’art.
3 Le malaise
Jeff Koons, c’est du porno. Depuis la fin des années 1980, l’artiste est souvent réduit à sa célèbre série Made in Heaven réalisée aux côtés (certains diraient à l’intérieur) de l’actrice de films pour adultes (comme préfère le dire Koons) Ilona Staller, alias Cicciolina. C’est avec celle qui deviendra sa femme en 1991 que Koons se met en scène dans diverses postures plus ou moins explicites. Bien avant Paul McCarthy, Koons s'empare de l'imagerie pornographique, jouant avec ses codes, quitte à basculer du statut d’artiste à celui d’exhibitionniste. Rarement présentées, quelques œuvres de cette série sont exposées à Paris, habilement isolées du reste de l’exposition pour ne pas choquer les mineurs. Les adultes pourront toujours s'étrangler devant l'anatomie intime de Cicciolina.
4 La colère
Jeff Koons, c’est de la provoc. Depuis trente-cinq ans, l’artiste énerve. En 1990, lorsque plusieurs pièces de la série Made in Heaven sont montrées à la Biennale de Venise, elles suscitent tellement de colère qu’un visiteur ulcéré attaque l'une d'elles au couteau. Mais plus que le caractère sexuellement explicite de certaines de ses œuvres, c’est tout son art qui exaspère les chantres d’un style plus "classique".
L’exposition de dix-sept de ses œuvres emblématiques au château de Versailles en 2008 n’avait pas manqué de déchaîner les foudres. Comme le rappelle Le JDD, les membres du Collectif de défense du patrimoine de Versailles avaient même demandé l’interdiction de l’événement, désireux que Jeff Koons n’utilise pas "l'environnement et la beauté de l’art classique du château de Versailles pour vendre son non-art". De son côté, le journaliste du Figaro Ivan Rioufol accusait Koons, sur son blog, de "vampiriser l'art classique afin de tenter de briller sous son ombre" en tentant un "grossier tour de passe-passe visant à imposer une équivalence entre l'art classique et l'art contemporain”. Au fil des ans, Koons s'est imposé comme l'artiste le plus détesté des contempteurs de l'art contemporain.
5 Le dédain
Jeff Koons, c’est de l’imposture. Depuis trente-cinq ans, l’artiste se fait passer pour un artiste. Il faut dire qu’avec son indémodable combo costume gris-cravate noire, son sourire ultra bright et son élégance à toute épreuve, Jeff Koons ressemble plus à un candidat à une élection locale aux Etats-Unis qu’à un artiste contemporain, comme le souligne M, le magazine du Monde (abonnés). Un reliquat de ses années passées à Wall Street, à la fin des années 1970, comme courtier en matières premières afin de financer ses premières œuvres ? Peut-être, mais surtout un look qui transpire plus le capitalisme triomphant que l'artiste maudit.
Et difficile pour certains de trouver de la crédibilité à des œuvres qui mettent en scène des objets ou des mythes de notre enfance (jouets, ballons, personnages de dessins animés, etc.). Pourtant, quoi de mieux pour dénoncer les pourfendeurs de l’art contemporain ? Comme l’explique Bernard Blistène, "le travail de Koons est un retour à l’envoyeur pour tous ceux qui ont dénoncé l’art contemporain en laissant entendre qu’un enfant de 5 ans pouvait le faire. C’est avec cette idée-là qu’il faut essayer de comprendre le projet de Koons qui, à partir d’objets totalement ordinaires et dérisoires, retrouve ce pouvoir emblématique et symbolique du savoir-faire, du métier et de la technique."
6 L'admiration
Jeff Koons est un monstre de rigueur. Depuis trente-cinq ans, l’artiste n’a qu’une obsession, atteindre la perfection. Dans son atelier-studio de Chelsea, plus proche de la Nasa que de la Factory bordélique d’Andy Warhol, la centaine d’employés de Koons travaille à produire des œuvres parfaites selon les inflexibles directives de l’artiste. Une rigueur maniaque qui explique la relative petitesse de son œuvre, environ deux cents sculptures produites depuis ses débuts. Et qu’il partage avec son héros, Salvador Dali, qui peignait ses tableaux avec une loupe dans un souci toujours plus grand du détail. Cinq à dix ans sont parfois nécessaires pour réaliser une seule œuvre de Koons. Techniquement toujours plus ambitieuses, les pièces qu’il fait réaliser mettent à contribution les meilleurs artisans, techniciens et musées du monde entier. Pour sa série Equilibrium, où il réussit à faire flotter des ballons de basket dans un aquarium, Jeff Koons a même fait appel au prix Nobel de physique 1965, Richard Feynman, pour l'aider à réaliser cette prouesse technique.
7 L'envie
Jeff Koons est riche et célèbre. Depuis trente-cinq ans, l’artiste est le favori des milliardaires, de l’ex-homme d’affaires Bernard Madoff à François Pinault. Cela fait déjà plus de six ans que les œuvres de Koons battent régulièrement leurs propres records lors des ventes aux enchères. Une revanche pour l'artiste que sa bataille juridique avec Cicciolina, à l'issue de leur divorce, pour obtenir la garde de leur fils Ludwig (en vain), avait laissé exsangue financièrement à la fin des années 1990. Aujourd’hui, il domine l'art contemporain et, s'il se garde bien de critiquer ou de dénoncer quoi que ce soit à travers ses œuvres monumentales, il incarne pleinement toutes les dérives de notre époque obsédée par l’argent et la célébrité jusqu’à sombrer dans le ridicule.
Cette rétrospective qui présente près de la moitié de ses créations a battu des records d’affluence au Whitney Museum, comme en témoigne le LA Times (en anglais). Pourtant, on ressort de cette exposition avec l’impression d’avoir manqué quelque chose. Bernard Blistène l’avoue lui-même : "Je n’ai toujours pas compris Koons." Nous non plus, et c’est sûrement ce qui nous fascine.
"Jeff Koons : la rétrospective" est à voir au centre Pompidou (Paris), du 26 novembre 2014 au 27 avril 2015, tous les jours sauf le mardi.
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