Festival d'Avignon 2024 : "Lacrima", une immersion à couper le souffle dans une maison de haute couture

Caroline Guiela Nguyen signe un chef-d'œuvre digne d'une superproduction qui a pris aux tripes le public pendant presque trois heures.
Article rédigé par Yemcel Sadou
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 5min
Le spectacle "Lacrima" mis en scène par Caroline Guiela Nguyen au Festival d'Avignon 2024. (CHRISTOPHE RAYNAUD DE LAGE)

On a encore du mal à redescendre de ce grand moment de théâtre, encore du mal à quitter cet atelier de haute couture dont on a l'impression de faire partie. La metteuse en scène Caroline Guiela Nguyen fait de l'art, quasiment parfait tant chaque détail est pensé avec une précision chirurgicale. Lacrima, son spectacle présenté ces-jours-ci au Festival d'Avignon dans le site du gymnase du lycée Aubanel, est une immersion, une invitation à rentrer dans un monde que le grand public peut imaginer, mais difficilement vivre ou sentir, celui de la haute couture.

Paris, 2025. Beliana, une prestigieuse maison de couture, doit confectionner la future robe de mariée de la princesse d'Angleterre. Dans le plus grand secret, couturières et brodeurs travaillent entre Paris, Alençon et Mumbai, trois lieux pour trois perspectives et histoires qui se rassemblent autour d'une robe.

L'histoire de cette robe est tout sauf celle d'une jolie princesse. Des milliers d'heures de travail qui mettent la santé en péril, menacent de détruire des vies de famille, des carrières, ou entretiennent des rapports de domination avec les travailleurs étrangers. Les fils de ces tissus relient plusieurs générations aux quatre coins du globe, une manière de faire du théâtre devenue une habitude pour Caroline Guiela Nguyen après ses spectacles Saïgon et Fraternité, conte fantastique.

Beauté et surmenage

La scène n'existe plus. C'est dans un atelier de haute couture dans toute sa splendeur que se plonge notre regard. Établis, mannequins avec des robes exceptionnelles par le costumier Benjamin Moreau ou rouleaux de tissus, la reproduction est frappante de réalité. Marion, première d'atelier de Beliana, vit un rêve éveillé, mais tout bascule. Les pompiers débarquent après une tentative de suicide. Dès les premières minutes du spectacle, le public a le souffle coupé et les larmes aux yeux tant la scène est intense. Cette intensité se maintiendra pendant les trois heures du spectacle où on ne s'ennuie pas une seule seconde. Magistral. Le public, debout, saluera ce travail intense d'une ovation, devant les yeux émus des comédiens encore happés par leur performance. 

Caroline Guiela Nguyen fait de la "vraisemblance" une "obsession" et entremêle de multiples histoires personnelles qui s'imbriquent parfaitement dans le spectacle. La restauration du voile d'Alençon confectionné pendant dix ans par 30 dentellières à temps plein, le travail des brodeurs indiens, les meilleurs au monde, mais aussi le partage de son métier avec des membres de sa famille.

Le spectacle "Lacrima" mis en scène par Caroline Guiela Nguyen au Festival d'Avignon 2024. (CHRISTOPHE RAYNAUD DE LAGE)

En toile de fond, la metteuse en scène montre surtout avec une grande clarté le prix du travail sur la santé. Les brodeurs qui ne comptent pas leurs heures peuvent devenir aveugles, le surmenage provoque le burn-out et éloigne de sa famille. Une question plane tout le long du spectacle : la beauté de l'art et de l'artisanat vaut-elle des vies détruites ?

L'utilisation de l'écran, commun au théâtre, est ici un outil à part entière et indispensable dans la pièce. Les gros plans sur les expressions des personnages lors des appels vidéo aux quatre coins du monde, ou sur le travail minutieux et précis des broderies, ne font pas de cet écran un accessoire.

Leçon de théâtre

Caroline Guiela Nguyen l'utilise pour montrer les "larmes et le sang" qui ont contribué à créer le voile d'Alençon et ses 500 000 heures de travail, mais surtout l'histoire de toutes celles qui ont touché l'ouvrage. La metteuse en scène s'est d'ailleurs déplacée à Alençon et à Mumbai pour s'imprégner du savoir-faire des artisans.

Au-delà de la couture, on s'attache à la vie personnelle de chaque personnage. À Marion d'abord, qui subit les violences dévastatrices de son mari, également son collègue, lui reprochant de trop travailler et jalousant son poste. À Abdul, meilleur brodeur au monde, loin de sa fille et dédiant toute sa vie à son travail qui lui coûtera la vue.

Le spectacle "Lacrima" mis en scène par Caroline Guiela Nguyen au Festival d'Avignon 2024. (CHRISTOPHE RAYNAUD DE LAGE)

Le dispositif technique mis en place est grandiose et recrée parfaitement l'énergie propre à chaque situation. L'appel vidéo entre Thérèse, une mère dentellière qui a du mal avec Whatsapp, et sa fille en quête de réponses sur les secrets de famille, ou les appels froids entre l'atelier indien et la bureaucratie britannique dictant les règles injustes du business. Caroline Guiela Nguyen nous donne une leçon de théâtre où aucun détail n'est laissé au hasard et où les récits intimes connectent instantanément avec le public. Une claque.

"Lacrima" mis en scène par Caroline Guiela Nguyen au Festival d'Avignon, site du gymnase du lycée Aubanel, jusqu'au 11 juillet. Le spectacle sera repris du 7 janvier au 6 février 2025 au théâtre de l'Odéon, et en tournée à Rennes, Lyon, Arras, Tourcoing, Reims et Strasbourg.

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