Festival d'Avignon 2024 : Angélica Liddell "vomit sur le public" pour les funérailles irrévérentes et fantomatiques d'Ingmar Bergman en ouverture

La metteuse en scène espagnole fustige l'hypocrisie du monde et s'attaque à la vanité, le dernier démon de Bergman, dans la cour d'honneur du Palais des papes.
Article rédigé par Yemcel Sadou
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 6min
La metteuse en scène espagnole Angélica Liddell dans "Dämon. El funeral de Bergman", le spectacle d'ouverture du Festival d'Avignon 2024. (CHRISTOPHE RAYNAUD DE LAGE)

Dans la nuit humide, enveloppant progressivement la cour d'honneur du Palais des papes d'Avignon, les spectateurs prennent place sur des bancs encore mouillés après les averses de l'après-midi. Cette 78e édition du Festival d'Avignon (29 juin au 21 juillet 2024) est "atypique" pour reprendre le mot de son directeur Tiago Rodrigues. Elle s'ouvre la veille du premier tour des élections législatives, samedi 29 juin. Les mines des différents acteurs du spectacle sont graves, les sourires forcés. Chacun tente de profiter du moment malgré les risques qui planent sur le monde du spectacle vivant, fragilisé par les coupes budgétaires.

La metteuse en scène Angélica Liddell ne réconfortera pas les cœurs ce soir. Elle les apaisera plutôt avec un monologue dantesque, presque cathartique, dans lequel elle vomit les convenances hypocrites qui régissent le monde. Dans Dämon. El funeral de Bergman, l'artiste espagnole s'intéresse à ce qu'elle considère comme la dernière œuvre du metteur en scène et cinéaste suédois Ingmar Bergman, ses funérailles. Il les avait "scénarisées", selon Angélica Liddell, après avoir regardé celles du pape Jean Paul II.

Pornographie de l'âme

C'est justement le pape Jean Paul II, de blanc vêtu, qui foule la scène d'un rouge sang. La mise en scène est dépouillée. Une vingtaine de fauteuils roulants vides trônent. Un WC et un urinoir sont collés à la façade du palais. Des cris ou des chants féminins résonnent alors que des silhouettes fantomatiques se tiennent aux fenêtres du batiment. Des fantômes qui hantent un "théâtre solennel du crime" dont chaque pierre est "infestée de mort" et de sang, est-il inscrit sur la façade.

"Reproduire ses funérailles comme une pièce de théâtre, c'est inviter les spectateurs à se transformer en paroissiens, c'est transformer le théâtre en église, faire en sorte que le théâtre ait la force de la religion", disait Angélica Liddell dans un entretien pour le festival. Cette église à mi-chemin entre la paroisse sataniste, où la nudité, la scatologie et l'obscénité sont de mise, est le reflet de ce qu'Angélica Liddell qualifie comme "la pornographie de l'âme" ou plus précisément "ce dont personne ne parle dans les dîners".

"Dämon. El funeral de Bergman", le spectacle d'ouverture du Festival d'Avignon 2024 de la metteuse en scène espagnole Angélica Liddell. (CHRISTOPHE RAYNAUD DE LAGE)

Alors qu'elle se nettoie l'entrejambe avec une eau qu'elle finit par jeter sur la façade du palais, Angélica Liddell "vomit sur le public", sa haine des convenances hypocrites. Elle méprise les dîners dans lesquels chacun opte pour un sourire de faïence, fuit les discussions désagréables et porte "des masques au lieu de visages". "Vous êtes justes impatients de vous étriper les uns les autres !", hurle-t-elle en espagnol, la langue à l'honneur pour cette édition. "Vous vivez empêtrés dans vos mensonges, vos emmerdes à la con. Comme je plains les gens !". Ce déversement de haine interminable est à la fois douloureux par sa puissance de vérité, et satisfaisant. Avec brio et puissance, Angélica Liddell hurle sans aucun filtre ce qu'on s'interdit tous de crier en public. Par ce texte adroit et pénétrant, elle envoie balader toutes les règles de savoir-vivre, une perte de temps aliénante. Ce temps précieux est comme une épée de Damoclès au-dessus de la tête d'Angélica Liddell.

La mort, c'est un WC

"Je sens que bientôt va commencer l'épuisant travail d'extinction". Le spectacle d'Angélica Liddell est surtout un spectacle sur la mort et l'inévitable dégradation du corps. De nombreuses personnes âgées prennent place sur scène derrière leurs fauteuils roulants, comme des êtres entre la vie et la mort, attendant leur sort. Un enfant se retrouve les yeux bandés, pas encore prêt à assister à l'horreur humaine qui le rattrapera.

"Vous ne pensez qu'à baiser ! Comme je plains les gens, vous avez peur de la mort", méprise Angélica Liddell. L'infidélité, les trahisons, la haine, les violences, font partie intégrante des hommes. "Tant de laideur ne peut passer inaperçue". Or la mort guette chaque être humain, "serez-vous délivrés de toutes vos hontes et fautes ?", demande la metteuse en scène. La mort, c'est ce WC qu'elle pointe du doigt.

"Dämon. El funeral de Bergman", le spectacle d'ouverture du Festival d'Avignon 2024 de la metteuse en scène espagnole Angélica Liddell. (CHRISTOPHE RAYNAUD DE LAGE)

Dans cet Ehpad sinistre et spectral, dédale de fauteuils roulants, un homme et une femme couverts de sang tentent de se rejoindre comme des zombies. Sous les tambours, une ronde joyeuse devient une étrange marche funèbre célébrant la mort. Les nouvelles épiphanies de la beauté.

"Vous voulez voir mon autopsie"

"On va finir nu dans une chambre froide. Pourquoi ça vous dérange tant la nudité sur scène ?". Angélica Liddell met les critiques de théâtre face à leur méchanceté et leur rend la pareille. Elle reprend la même aversion de Bergman pour les critiques, "un ennemi mortel qui s'anéantit lui-même", selon lui. Bergman en avait même frappé un. "Je te méprise, je te hais, je te souhaite le pire", disait-il dans ses Carnets de travail. Le Figaro, Le Monde, Libération… Angélica Liddell lit les pires critiques à son sujet et interpelle leurs auteurs. "Où es-tu Philippe ? Où es-tu connard ?".

L'artiste espagnole représente ce mal de l'artiste, abîmé et torturé par son public éternellement insatisfait. "Vous voulez voir mon autopsie, mes organes". "Se soumettre à ce jugement constant est meurtrier", rappelle la metteuse en scène à la fin du spectacle. Le "pouce levé ou baissé" n'arrête pas le temps, principal assassin pour Angélica Liddell. Le pouce était définitivement levé pour le public qui a ovationné l'artiste sous la pluie, dansant sur It's a Sin des Pet Shop Boys. Ces funérailles de Bergman deviennent une prière pour le salut de son âme et notre salut collectif.

"Dämon. El funeral de Bergman" d'Angélica Liddell jusqu'au 5 juillet au Festival d'Avignon et du 26 septembre au 6 octobre 2024 au théâtre de l'Odéon à Paris.

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