Festival d'Avignon 2024 : "La vie secrète des vieux", la bouleversante sexualité des séniors disséquée avec humour et sans filtre par Mohamed El Khatib
On a pleuré, on a beaucoup ri aussi. Mais on a surtout du mal à se remettre de ce spectacle détonant. La vie secrète des vieux est une claque. La comparaison peut sembler violente mais elle est appropriée. La pièce de Mohamed El Khatib révèle une sexualité que l'on n'imagine pas, celle des séniors. Sur la scène d'Avignon, ils ont tous plus de 75 ans.
Pour parler de leur vie sexuelle, le metteur en scène a choisi un lieu ancien, celui du monastère de la Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon, à 12 minutes en voiture du centre de la ville. Un espace imprégné de religion et de chasteté que sa pièce prend à contrepied. Fondée au XIVe siècle par le pape Innocent VI, la Chartreuse abrite le Cloître des morts, qui servait de lieu de sépulture aux moines, et le Cloître Saint-Jean, situé dans l'ancienne cour du palais du Cardinal Aubert. C'est autour de la grande fontaine de cet endroit somptueux qu'a attendu patiemment, sous un soleil de plomb mais dans un calme apaisant, le public pour assister au spectacle.
"Faire l'amour tous les jours"
La salle de spectacle voûtée et maintenue au frais, grâce à la pierre vieille de plusieurs centaines d'années, s'est transformée en salle de bal. Jacqueline Juin, visage emblématique de la chaîne de télévision belge RTBF durant des décennies, fait son entrée dans son fauteuil roulant. Jean-Pierre allume les lumières de la salle. "Compte tenu de leur âge, les personnes sur scène peuvent mourir à n'importe quel moment, comme Dalida. Nous vous invitons à rester calme. Mieux vaut mourir sur scène qu'à l'Ephad", nous prévient un message sur un écran. Hilarité générale.
Jacqueline Juin a aujourd'hui 91 ans et articule toujours aussi bien, raison pour laquelle elle a été choisie par Mohamed El Khatib pour ouvrir la pièce. Elle n'a pas peur de dire son âge ni les envies qui la traversent comme "faire l'amour tous les jours". Quand elle évoque la différence entre aujourd'hui et ses 20 ans, elle lance : "Ce qui me manque c'est de ne plus embrasser quelqu'un sur la bouche", mais aussi de savoir "qu'on existe aux yeux de quelqu'un, qu'on manque à quelqu'un".
Le témoignage de Jacqueline et des huit autres aînés est précieux. Le moment restera gravé dans le temps et dans la mémoire de chaque personne du public. L'opportunité de profiter de ce moment de partage unique rend la pièce émouvante jusqu'aux larmes. Lorsque Mohamed El Khatib explique que Georges, l'un des protagonistes de la pièce est mort pendant sa création, impossible de retenir ses larmes même si nous sommes prévenus dès le début de la pièce. Impossible aussi de manquer une minute de ces prises de paroles irremplaçables, que l'on n'aura peut-être plus l'occasion d'entendre, jusqu'à ce que nous expérimentions nous-même la vieillesse. La pudeur et le tabou autour de la sexualité des aînés étant profondément ancrés. Qui en a déjà parlé avec ses grands-parents par exemple ?
"Un angle mort"
"La sexualité des vieilles et vieux s'apparente à un angle mort que ni l'institution ni les familles ne veulent prendre en charge", explique Mohamed El Khatib dans un entretien accordé au Festival. Ce tabou, cet impensé de la société, le metteur en scène le renverse avec les prises de paroles de ses personnages et de leur vécu. Après une petite annonce, Mohamed El Khatib a récolté une centaine de témoignages. Avec tous ces séniors, il fait le tour de leur vie amoureuse, mais surtout un bilan à leur âge. Flirter avec le documentaire au théâtre, le metteur en scène en a fait sa spécialité. Pour 2025, Mohamed El Khatib en prépare d'ailleurs un, avec le même titre que la pièce.
Il explore ainsi des profils sociologiques variés et des expériences diverses. Comme celle d'une ancienne chirurgienne de 82 ans au mari volage, d'une catholique bourgeoise apprenant la sexualité dans les livres ou encore celle d'un homme qui l'a apprise avec une prostituée à Tunis. "Maman est-ce que tu niques encore ?" C'est ce que la fille d'une des comédiennes lui a demandé. Elle n'aurait jamais osé demander ça à sa mère à son époque. Et la réponse à cette question est oui, "avec un Mexicain caliente, si elle savait !".
Une autre protagoniste ne ressent pas de différence entre les pulsions ressenties à l'âge de 20 ans et maintenant lorsqu'un charmant monsieur se présente sous ses yeux. Ces "vieux" parlent sans retenue de masturbation, d'érection, d'orgasme. "Je voulais qu'ils portent leurs histoires eux-mêmes, sans filtre, avec toute la fragilité que cela implique", explique le metteur en scène qui refuse de "produire un discours attendu sur la vieillesse".
"Je ne veux pas mourir sans jouir encore"
La mise en scène intègre les besoins de ces personnes âgées présentes sur scène, avec une forme de lâcher prise rafraîchissante. "Ils circulent au gré de leurs envies", confie le metteur en scène. Mohamed El Khatib est présent sur scène pour les aider à se placer ou les lancer. Une manière de les mettre à l'aise en attendant qu'ils s'approprient le spectacle. Une aide-soignante, figure du soin, apporte aussi son aide et raconte son témoignage dans les Ehpads, comme lorsqu'elle a surpris Mme Million à quatre pattes avec son voisin de chambre, alors que son mari était à sa recherche.
Ces Ehpads où il n'y a pas d'Arabes, de Noirs ou d'Asiatiques. Yasmine, l'aide-soignante, rappelle que ce n'est pas "dans nos cultures d'abandonner nos vieux dans des structures maltraitantes parce que leurs enfants ont refusé de s'occuper d'eux". Mais c'est aussi une affaire de moyens car ces structures restent onéreuses pour les personnes évoquées.
L'unique protagoniste racisée sur scène est noire. Elle confirme être la seule personne racisée de son Ehpad et explique aussi avoir eu son premier orgasme... à 65 ans. Toutes ces personnes d'un âge certain assument et revendiquent leur sexualité qu'ils aspirent à vivre pleinement. L'une d'elles raconte avoir fui son Ehpad pour vivre son histoire d'amour. "Moi ce que je veux, c'est m'envoyer en l'air. Je ne veux pas mourir sans jouir encore", raconte-t-elle avec force. Dans ces institutions où sont peu considérés les désirs affectifs selon Mohamed El Katib, des drames peuvent se produire. Les enfants d'Anne refusent son histoire d'amour passionnée avec Jean-Claude. Elle ne supportera pas l'éloignement avec son amoureux et finira par se suicider dans son Ephad. Une sorte de Roméo et Juliette à l'envers qui nous semblait impensable jusqu'à la découverte de cette pièce d'utilité publique.
"La vie secrète des vieux" de Mohamed El Khatib à la Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon jusqu'au 19 juillet
Du 12 au 26 septembre 2024 au Théâtre de la Ville et en tournée partout en France
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