: Interview Festival d'Avignon 2023. Julie Deliquet en ouverture avec "Welfare" : "Je veux porter la parole de ces hommes et femmes qui dorment dans la rue"
C'est avec le spectacle de Julie Deliquet que s'ouvre ce mercredi 5 juillet la 77e édition du Festival d'Avignon, la première sous la présidence de Tiago Rodrigues. Directrice du Centre dramatique national de Saint-Denis depuis mars 2020, la metteuse en scène Julie Deliquet se distingue depuis de nombreuses années par son écriture de plateau. Et ce dès son premier spectacle en 2009, Derniers remords avant l’oubli de Jean-Luc Lagarce, qui lui vaut le prix du public au concours "Jeunes metteurs en scène du Théâtre". Récemment, c’est avec son adaptation à la Comédie Française de Fanny et Alexandre d'Ingmar Bergman en 2019 qu’elle marque le public. Un succès qu'elle renouvelle l'année suivante avec l'adaptation du film Un conte de Noël d'Arnaud Desplechin au Théâtre de l'Odéon.
Le spectacle d'ouverture du Festival à la Cour d'honneur du Palais des Papes est encore une fois une adaptation, cette fois d'un documentaire, Welfare, de Frederick Wiseman (1973), immersion dans un bureau d'aide sociale new-yorkais aux côtés des populations les plus précaires de la société américaine. Julie Deliquet a répondu à nos questions.
Franceinfo Culture : Vous avez employé, à propos de votre spectacle "Welfare", l'expression "comédie humaine". Pourquoi ?
Julie Deliquet : C’est une expression utilisée par Frederick Wiseman qui parle du tragicomique dans le théâtre de la vie quotidienne à travers la survie, la faim, le froid ou le besoin d'un toit. Dans Welfare, on se retrouve avec des personnages qui activent la parole de façon quasi animale. Cette "Comédie humaine", c’est une expérience de l'observation d'humains. C’est une confrontation de travailleurs et de bénéficiaires sociaux. On n’est pas dans une tragédie ou dans un rapport victimisant. On frôle la folie avec le drôle et l'absurde grâce au montage audacieux de Frederick Wiseman qui extrait une partie des dialogues. Il a été happé par l'extraordinaire du quotidien et par l’aspect théâtral de la vie.
Wiseman le dit clairement. Il fait de la fiction. Les dialogues lui tombent dessus et sont réels, mais ce qu’il raconte ne l’est pas. Avec le montage, il écrit une histoire imperceptible par notre seul œil humain. Il n’aime pas le mot documentariste et se revendique comme cinéaste. On voit les choses à travers son regard. Il a conscience qu’il dépossède totalement les séquences de ce qu'elles ont été au tournage. Il va raconter autre chose et faire une œuvre.
Frederick Wiseman raconte les années 70, une époque charnière dans les luttes sociales. Est-on aussi en train de vivre des années marquantes pour les luttes sociales ?
Oui, complètement, la question sociale est au cœur de nos sociétés. Quand Frederick Wiseman est venu vers moi et m'a parlé de son envie de faire mienne l’histoire de Welfare, on était juste avant la pandémie en janvier 2020. J'ai été nommée en tant que directrice du Centre dramatique national de Saint-Denis. J’ai repris mes fonctions d’artiste et de directrice par le social et le lien à recréer avec l'éducation, les hôpitaux, les associations et les structures sociales de quartier.
Ces problématiques des années 70, qui nous séparent de 50 ans, ne nous sont pas adressées directement mais nous touchent. Le social est au cœur de nos vies citoyennes. Je n'ai pas besoin d'actualiser ou de franciser l’œuvre pour qu'elle nous parle. Il ne s'agit pas de faire un constat unique ou de parler directement de ce que nous vivons en France aujourd'hui. Je veux questionner comment ces problématiques Outre-Atlantique sont des grandes luttes et des préoccupations au cœur de nos vies.
Ils nomment ce que nous, en tant qu'actifs, on accepte tous les jours, même si c'est inacceptable.
Julie Deliquet
N'est-ce pas aussi une critique de cette évolution sociale où le clivage entre riches et pauvres est toujours plus important ?
C’est une critique incarnée par l'observation humaine de ces marginaux qui sont au bord de tomber et de tout perdre, même leur condition de citoyen. Ils posent des mots sur l'inégalité. Je trouve qu'ils ont cette force intellectuelle de la survie. C’est une œuvre qui me donne à réfléchir et je m'inclus moi-même dans cet espace critique.
J'ai une profonde admiration du secteur public, de l'Education nationale, de l'Hôpital public. On est évidemment bien obligé de constater qu’on manque de moyens, de personnel et qu’il y a de la souffrance de part et d'autre. Je trouve ces luttes sociales essentielles. C'est le poumon de nos démocraties.
Vous allez ouvrir le festival d’Avignon dans la Cour d'honneur du Palais des papes. Avez-vous la volonté de vous réapproprier ces lieux qui peuvent devenir élitistes, pour les rendre plus populaires ?
Je pense que le Festival d’Avignon a été imaginé pour mettre le théâtre au centre de la cité. La cité est un territoire avec une volonté politique. C’est une "agora", un regroupement populaire le temps d’un festival. Ça me parle terriblement et c’est au cœur de nos missions. Je ne peux pas dissocier le travail que je mène en Seine-Saint-Denis, du travail sur cette grande scène. Le Palais des papes est un monument historique grand, très grand pour faire du théâtre. Je veux porter la parole de ces hommes et femmes qui dorment pour la plupart dans la rue. Cette parole me met en vie parce qu’elle me met en questionnement citoyen. La porter à cet endroit est une grande chance. C’est un lieu important pour la démocratisation de la culture.
C'est un théâtre de la parole orale, de l'improvisation, des mots. Chaque personne parle avec son propre langage. Il y a autant d'auteurs qu'il y a d'hommes et de femmes sur scène. Ça, c'est universel, qu'on comprenne la langue ou pas. On voit des corps en action et une parole comme un muscle. Cette parole fédère parce qu’elle peut émouvoir. Chacun est libre en tant que spectateur de trouver sa place. C'est un théâtre je l'espère exigeant, mais le plus populaire et le plus accessible possible, pensé pour tous.
Est-ce aussi un théâtre social ?
Oui, mais je ne fais pas du théâtre documentaire, je fais un théâtre documenté qui part d'un lien avec le réel. En tant qu’artistes, on a une mission de transmission. C’est une mission directement sociale portée par des personnages, une histoire. Le but est d’être dans une observation de la vie et pas dans une dénonciation des thèmes. Les thèmes passent par l'humain et sont toujours à hauteur d'hommes et de femmes. On essaie de ne jamais surplomber cette parole.
"Welfare" de Julie Deliquet, d'après le film de Frederick Wiseman, du 5 au 14 juillet à la Cour d'honneur du Palais des papes - Festival d'Avignon
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