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RECIT. 22 juin 1963, Johnny enflamme la place de la Nation : "Ç'a été notre Woodstock à nous"

Anne Brigaudeau le samedi 9 décembre 2017

Johnny Hallyday sur scène lors du grand concert gratuit place de la Nation à Paris, le 22 juin 1963. (GERARD GERY / ARCHIVES FILIPACCHI / SCOOP)

Les organisateurs en attendaient dix fois moins. Ils sont entre 150 000 et 200 000 jeunes, le samedi 22 juin 1963, à affluer place de la Nation, à Paris, pour ovationner Johnny, Sylvie, Richard et les autres, à l'appel de l'émission-culte d'Europe n° 1 "Salut les copains". Au début de ce concert événement, il n'y a plus un espace de libre. Les jeunes sont partout : juchés sur les arbres qui ploient sous leur poids, assis sur les auvents des cafés ou les marquises des restaurants, en grappe sur les balcons, perchés sur les toits, agrippés aux gouttières, accrochés aux lampadaires, dressés sur les voitures.

Ce soir-là, la vedette phare, Johnny Hallyday, galvanise une classe d'âge qui découvre sa force, soudée autour d'une même musique. Deux semaines plus tard, dans Le Monde, le sociologue Edgar Morin prophétise l'avènement de la génération "yé-yé" et la révolution du baby-boom.

Vue depuis la scène du public venu assisté au concert place de la Nation à Paris, le 22 juin 1963. Avant que le show ne débute, les spectateurs sont assis sur des chaises. (GERARD GERY / PARIS MATCH / SCOOP)

Des indices avaient déjà signalé le changement d'époque. Depuis 1959, des millions de lycéens ont l'oreille collée à la radio, de 17 à 19 heures, pour suivre l'émission "Salut les copains" qui bat des records d'audience sur Europe n°1. Les animateurs, Frank Ténot et Daniel Filipacchi, lancent en juin 1962 un mensuel du même nom, dont les ventes s'envolent immédiatement. "Le numéro un a été tiré à 200 000 exemplaires, et il a été épuisé en 48 heures", se remémore Frank Ténot en 1980, dans une interview télévisée.

En juin 1963, le douzième numéro du journal franchit le seuil du million d'exemplaires. Pour souffler cette première bougie, Europe n°1 organise à Paris un concert en plein air avec les artistes phares de l'émission. Au programme : Richard Anthony, Danyel Gérard, Frank Alamo, les Gam's, les Chats sauvages, Sylvie Vartan. Et, clou du spectacle, l'"idole des jeunes", Johnny Hallyday, star incontestée de la soirée.

La seule publicité, souligne France Inter, consiste en cette simple annonce faite par Daniel Filipacchi aux auditeurs de "Salut les copains" : "Venez tous samedi soir à 9 heures, place de la Nation. Il y aura Johnny, Sylvie et Richard. Ce sera formidable." Le jour J, Europe n°1 monte son podium entre les colonnes du Trône, à l'est de la place. Dès 18 heures, trois heures avant le spectacle, 3 000 personnes se pressent déjà aux abords. Très vite, la radio sait qu'elle a gagné son pari. Par dizaines de milliers, les jeunes convergent place de la Nation.

On n'a jamais pu dénombrer exactement le nombre de spectateurs.

Frank Ténot

Quelles que soient les évaluations, tous les commentateurs s'accordent à dire que ce premier concert gratuit de rock en plein air a marqué une fracture. Un "déclic générationnel", selon l'expression de Christian Gauffre, âgé de 10 ans à l'époque et coauteur, avec Michel Brillié, de L'Aventure de Salut les copains. "Le concert de la Nation, ç'a été notre Woodstock à nous, dans ces années De Gaulle", témoigne sur cette vidéo YouTube Jean Segura, créateur du groupe Facebook "Je me souviens du concert place de la Nation 22 juin 1963".

Pour la première fois, les adolescents du baby-boom vont tester leur puissance. Quand Xavier Louy, 16 ans à l'époque, débarque en métro du Trocadéro, où il habite, "la place de la Nation est déjà noire de monde. Il y a des gens partout, dans leur immense majorité des 'teenagers' de 15 à 20 ans, comme moi !" s'émerveille, un demi-siècle plus tard, cet ancien directeur du Tour de France. La police a même mis en place "des barrières métalliques à chevrons", alors peu usitées, pour contenir la foule, affirme le journaliste François Jouffa, auteur de Johnny Story et Génération Johnny. Quant aux chaises installées avant le début du spectacle, elles sont  rapidement rangées pour dégager de la place.

Johnny Hallyday sur scène, avec un des ses musiciens, Paris, le 22 juin 1963. (GERARD GERY / ARCHIVES FILIPACCHI / SCOOP)

Comme beaucoup, Xavier Louy avoue n'être venu, ce soir-là, "que pour Johnny, découvert à l'âge de 13 ans. Je ne savais même pas qui étaient les autres ! Lors d'un séjour en Allemagne, j'avais écouté Souvenirs du chanteur Bill Ramsey. De retour à Paris, je me rends chez un disquaire de la rue de Passy pour acheter ce disque…et il me tend la version de Johnny, vêtu d'un costume rose sur la pochette. J'ai accroché et je n'ai pas cessé."

En juin 1963, "l'idole des jeunes" est déjà à son zénith. Johnny a vendu neuf millions de disques et a fait salle comble pendant près d'un mois, l'année précédente, à l'Olympia. "D'un coup, il a ringardisé tous les chanteurs en vogue", assure Jean-François Chenut, un des biographes de Johnny Hallyday.

Les Sacha Distel ou d'autres ont vu leur carrière se réduire comme peau de chagrin. Le phénomène Johnny a tout emporté.

Jean-François Chenut, un des biographes de Johnny Hallyday.

Sachant que le succès du concert de la Nation tient beaucoup à sa présence, Europe n°1 arrache en priorité l'accord du chanteur. Le samedi même, la radio affrète un avion pour le ramener de Camargue où il tourne avec Sylvie Vartan un western intitulé D'où viens-tu Johnny ? Réalisé par l'Américain Noël Howard, le film est inspiré de nanars d'Elvis Presley entrecoupés de chansons. "Un film lamentable", rigole Jean-Marie Périer, le photographe fétiche de "Salut les copains", joint par franceinfo.

Le couple arrive à Paris en début de soirée et se change dans un hôtel proche. Sylvie met sa plus belle robe – bleu marine à pois blancs – pour aller chanter. Cheveux courts balayés en arrière, à la James Dean, son modèle, Johnny enfile un costume bleu foncé et noue une cravate assortie sur sa chemise blanche. "Pour cette soirée importante, il s'était fait chic", souligne Jean-Marie Périer. 

Johnny Hallyday entouré par ses fans place de la Nation, le 22 juin 1963. (JEAN-PIERRE BIOT / ARCHIVES FILIPACCHI / SCOOP)

Johnny doit clore le spectacle, et les spectateurs s'impatientent. Programmé ce soir-là, le chanteur Mike Shannon, des Chats sauvages, garde un souvenir mitigé de la soirée. S'il reconnaît sa "surprise absolue car personne ne s'attendait à ce monde", l'organisation est plus folklorique : les cinq musiciens de son groupe – "trois guitares, un batteur et moi qui chantait" – sont attendus dans le commissariat du quartier. Ils doivent en effet monter dans un car de police pour traverser la foule et accéder à l'estrade. "C'était le seul moyen d'y arriver !" lâche-t-il. Quant à la sonorisation, elle est déplorable.

Le son était une catastrophe. Sur scène, on ne s'entendait pas, il n'y avait pas de retours, c'était un bordel comme jamais ! C'était indescriptible.

Mike Shannon, chanteur du groupe de rock Les Chats sauvages en 1963

Pour couronner le tout, l'accueil n'est pas franchement chaleureux. "Les jeunes engueulaient copieusement ceux qui n'étaient pas leur idole, alors que c'était un truc supposé accueillir tous les artistes", grince celui qui avait 18 ans à l'époque.

A l'arrivée du duo Johnny-Sylvie, le public est en transe. "La foule était si dense qu'ils ont dû accéder au podium dans un fourgon de police, un 'panier à salade' comme on disait alors", se souvient Xavier Louy. "L'ambiance est indescriptible. On me tire par les jambes. Je saute. J'évite les bras tendus, se rappelle Johnny, cité par Sandro Cassati dans son livre, Johnny, la biographie vérité. Une marée humaine qui danse et qui vibre. Les forces de l'ordre sont vite débordées. Nous sommes encerclés, mais heureux." Moins rassurée, Sylvie Vartan avoue avoir eu peur : "On ne peut pas savoir ce que c'est que d'entendre scander son nom par 200 000 personnes. Ça donne des frissons. On se sent atrocement seul." 

Successivement, résume le site Hallyday.com, Johnny entonne Laissez-nous twister, Les Bras en croix, L'Idole des jeunes, Hey Baby, pour finir sur Let's Twist Again. Plus de cinq décennies plus tard, Xavier Louy se souvient surtout des Bras en croix et d'une sono loin d'être à la hauteur. "Sur le plan technique, c'est le plus mauvais des concerts que j'ai pu voir de sa part !" remarque-t-il. Mais qu'importe : autour de la scène, le son est meilleur et les ados enchaînent les twists tandis que les policiers en képis tentent, en vain, de contenir les mouvements de foule.

Sur la scène, Johnny Hallyday serre la main de ses fans, le 22 juin 1963. (GERARD GERY / PARIS MATCH / SCOOP)

Fan de rock, Jean Segura, 14 ans à l'époque, se promet, ce soir-là, de décrocher un autographe de Johnny Hallyday, qu'il a vu l'année précédente à l'Olympia. Larguant son frère aîné chargé de le chaperonner, il se faufile parmi les spectateurs. Jusqu'à arriver tout près d'une extension de la scène, "une espèce de promontoire terminé par un cercle", où se produit la vedette"Pendant qu'il chantait, je lui agrippais gentiment son pantalon", confie-t-il.

A la fin d'une chanson, Johnny s'est baissé et ne s'est pas dérobé à l'attente du fan. Il a mis un paraphe rapide sur le petit livre que je lui tendais. Pour moi, c'était évidemment le climax de la soirée. 

Jean Segura, spectateur du concert à 14 ans.

Très content, mais tout seul. A l'issue du concert, le garçon se rend compte qu'il a perdu son frère. Pour rentrer dans le 9e arrondissement où il habite, il va "marcher longtemps" avec la foule qui remonte le boulevard Voltaire à pied, parce qu'il n'y a plus de métro. "Je crois que quelqu'un m'a pris en voiture pour me rapprocher, et je suis rentré à 2 ou 3 heures du matin. Et le lendemain, j'ai pris un savon pour être rentré seul à pied ! Mon père m'a dit que je serais privé d'argent de poche pendant l'été. Mais il ne l'a pas fait ! Je crois que ça l'a amusé, les photos de Paris Match.Quelques jours après le concert, Jean se reconnaît en effet sur les photos publiées par l'hebdomadaire, grâce à sa veste de cuir noir, ramenée de Turquie par ses parents. Il était au plus près de Johnny mitraillé par les photographes.

Xavier Louy rentre lui aussi à pied, dans son 16e arrondissement, son métro s'étant retrouvé bloqué à République à 1 heure du matin. Mais aucun des spectateurs de l'époque contactés par franceinfo n'a été témoin des incidents relayés par la presse la semaine suivante. "Je n'ai rien vu, affirme Xavier Louy, sauf, peut-être, dans le métro bloqué à République, une vitrine brisée par des jeunes énervés d'être coincés. Mais pas d'incidents majeurs."

Réquisitionnés pour l'occasion, trois cents gardiens de la paix tentent de contenir le flot de spectateurs qui déferle à chaque arrivée de métro place de la Nation à Paris, le 22 juin 1963. (JEAN-PIERRE BIOT / PARIS MATCH / SCOOP)

Que s'est-il réellement passé en marge de la fête ? En 1980, Frank Ténot assurera à la télévision qu'"il y a eu des arbres cassés, des voitures aux tôles tordues, des vitrines cassées", mais "pas de vraie bagarre. Simplement une immense bousculade." Scandalisée, la presse de l'époque s'indigne, elle, des rixes entre bandes de "blousons noirs", des destructions de matériel et de l'impuissance des forces de police, insuffisantes en nombre et dépassées par les événements.

A la fête du twist de la place de Nation, il y avait 1 000 voyous et 149 000 copains.

"France-Soir"

Les journaux détaillent par le menu les dégâts occasionnés par cette jeunesse en folie : "Au numéro 9 du cours de Vincennes, des dommages sérieux ont été causés au cinéma Luna. Une trentaine de garnements ont démoli la devanture, arraché les tubes de néons, après s'être installés sur le péristyle qu'ils avaient gagné en forçant la porte d'un appartement au premier étage."

La vitrine d'un café place de la Nation à Paris, est endommagée le 24 juin 1963 après le passage des fans assistant au "Festival Johnny Hallyday" la veille.  (AFP PHOTO)

"A l'époque, les 'croulants' se sont lâchés", s'amuse Christian Gauffre. Dans Le Figaro du 24 juin 1963, Philippe Bouvard ne fait pas dans la dentelle : "Quelle différence entre le twist de Vincennes et le discours d'Hitler au Reichstag ?" écrit-il. Dans le journal gaulliste La Lettre de la Nation, Pierre Charpy s'exclame :"Salut les voyous !" Même au sommet de l'Etat, ce concert fait parler : "Ces jeunes ont de l’énergie à revendre. Qu’on leur fasse construire des routes !" ironise le général de Gaulle.

Entre ados et adultes, le malentendu est total. "Et le seul qui, à l'époque, a compris ce qui se passait, c'était Edgar Morin ! s'exclame Jean-Marie Périer, 23 ans à l'époque. Il a expliqué que la guerre et l'après-guerre, c'était fini ! Que le monde changeait et regardait vers l'Amérique ! Et c'était vrai ! Vous vous rendez compte ? Ma génération avait droit à un Guy Mollet [président du conseil socialiste sous la IVe République, avant l'arrivée au pouvoir du général de Gaulle] lamentable et à une Catherine Langeais [speakerine sur la première chaîne de l'ORTF] peroxydée, et eux, aux Etats-Unis, ils avaient Marlon Brando !"

Sous le titre Salut les copains publié dans Le Monde du 6 et du 7 juillet 1963, le sociologue Edgar Morin prend acte d'une rupture. "Les 150 000 jeunes de la place de la Nation expriment un nouveau pouvoir : celui d'une jeunesse qui désormais possède ses propres valeurs et une volonté d'exaltation, sans forcément avoir de contenu", analyse-t-il. "Ce concert, c'était les prémices de Mai-68", note le journaliste et animateur François Jouffa.

<span>C'était le besoin de contester le monde adulte. Le monde vieillissant autour de De Gaulle ne s'est pas rendu compte de la révolution en cours.</span>

Le journaliste et animateur François Jouffa

"Après la période très angoissée de la guerre d'Algérie, où la jeunesse n'avait pas son mot à dire, on sentait un ras-le-bol naissant, poursuit François Jouffa. Au début des années 1960, on pouvait se faire envoyer à la guerre à 18 ans, mais on n'avait pas le droit de vote. Les publicités pour la contraception étaient interdites, les lycées étaient de vraies prisons. Les jeunes se sentaient très bloqués. Et ils ont commencé à bouillonner là, en juin 1963 place de la Nation." "Oui, conclut Jean-Marie Périer, à ce moment-là, les mômes ont pris le pouvoir, et cette manifestation annonce ce qui se passera à Woodstock."

Loin de ces envolées, Mike Shannon a eu l'impression, ce soir-là, d'être instrumentalisé par Europe n°1 et Daniel Filipacchi pour promouvoir le seul Johnny : "Il n'y en a eu que pour lui. C'est le seul qui a retenu l'attention, et 90% des photos lui ont été consacrées. Les autres ont partagé l'affiche, mais, aux yeux des organisateurs, cette soirée était avant tout une opération Johnny."

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