RECIT. "Mais qu'est-ce que c'est que ce mec ?" : le soir de 1960 où Johnny a lancé sa carrière dans un cabaret de l'Yonne
Je voudrais vous chanter maintenant l’un des plus grands succès américains – et français aussi d’ailleurs –, voici Tutti Frutti." D’une voix timide, un jeune homme inconnu d’à peine 17 ans s’adresse aux quelques dizaines d’habitants de l’Yonne venus le découvrir par hasard, en ce week-end de Pâques 1960.
Cet adolescent, présenté par la presse locale comme un jeune chanteur américain, se nomme "Johnny Halliday", selon l’affiche annonçant sa venue. Sur la scène du cabaret L’Escale, à Migennes (Yonne), celui qui deviendra Johnny Hallyday avec un "y", icône de la musique française, donne ses premiers concerts professionnels. À quelques mètres de la gare de Laroche-Migennes, sur l’autre rive du canal de Bourgogne, sa prestation marquera le départ d’une carrière immense.
Un gamin et sa tante débarquent à Migennes
Dix jours plus tôt, le jeune Jean-Philippe Smet a lui-même signé son premier contrat, aujourd’hui fièrement affiché sur les murs du cabaret de cette ville de 7 000 habitants. Le document demande à l’artiste un "tour de chant" de trois représentations sur deux jours, les samedi 16 et dimanche 17 avril. Pour la première fois, à 16 ans et neuf mois, Johnny Hallyday sera rémunéré 500 nouveaux francs pour sa prestation, mais aussi "nourri et logé" par le cabaret. La salle de spectacle lui offrira également un aller-retour en train entre Paris et Laroche-Migennes.
Le jour J, le jeune chanteur, à l’allure de rocker américain, foule le sol de Migennes en compagnie de sa tante, Hélène Mar. "Tous deux vont franchir la passerelle, afin de gagner le cabaret et l’hôtel qui le jouxte, dans le plus parfait anonymat", relate Alain Vincent, un Migennois devenu président du Club des amis de L’Escale, dans Johnny, premier contrat, livre coécrit avec Jean-Marie Adrien. "Un ami de Michel Wattelier [alors directeur de L’Escale] était allé à un concert à l’issue duquel il avait trouvé Johnny, au fond de sa loge, en pleurs, raconte-t-il à franceinfo. Il venait de se faire jeter par le public. Cet ami a demandé à Michel s’il pouvait faire quelque chose pour lui."
Le patron du cabaret de Migennes décide de donner sa chance au novice et à ses airs de yé-yé. Un sacré pari, au tournant des années 1960. "Les gens de l’Yonne, ce sont des gens pour l’accordéon", relève Michel Wattelier dans le documentaire La Légende de L’Escale, Johnny Hallyday. Un contrat historique. Mais l’accordéon, "ce n’était pas ma tasse de thé, ce n’était pas mon style. Je voulais autre chose, que j’ai eu" avec Johnny Hallyday. Sûr de son flair, le directeur de la salle enregistre le concert de l'adolescent à son insu, grâce à un magnétophone placé derrière le comptoir. Comme s’il pressentait déjà le potentiel explosif de Johnny.
"Il commençait à pousser des cris"
En évoquant ce concert, les premiers mots qui reviennent à l’esprit de Jean-Claude Robert, 79 ans, sont "surprenant" et "agréable". Cet ancien postier des environs de Migennes se souvient encore du spectacle auquel il a assisté à L’Escale, ce samedi soir d'avril, à l'âge de 22 ans. "Je faisais mon service militaire en Algérie, j’ai vu ce concert quand j’étais en permission. J'avais apprécié, même si à l’époque, je n’aurais pas parié grand-chose sur sa carrière !" reconnaît le retraité.
C’était nouveau, ce style. Et c’était bien : il en voulait, on le sentait dynamique.
Ce soir-là, de jeunes joueurs du club de football local ont envahi L’Escale. Environ 80 personnes sont présentes. Jean-Claude Robert se remémore un jeune homme "devant l’estrade, avec sa guitare, son pantalon en cuir et une chemise à rayures verticales", précisément la même tenue qu’il arbore sur la pochette de son premier 45 tours, T’aimer follement. Derrière lui, les musiciens Edouard Pajaniandy, Jacques Thureau et André Raclot l’accompagnent. L’un joue du saxophone, les deux autres sont à la batterie et à la basse.
"Johnny Hallyday ne pouvait pas trop bouger sur cette estrade toute petite. Il serait tombé !" sourit Alain Vincent. Malgré tout, la voix du jeune homme emporte la salle. Il interprète neuf chansons, parmi lesquelles Laisse les filles, Premier amour, J’étais fou et plusieurs titres en anglais. "Il commençait à pousser des cris, ça ne se faisait pas à l’époque ! Là, c’était une première", explique le coauteur de Johnny, premier contrat.
Le patron du cabaret a pris sept photos de Johnny ce soir-là, le soir du succès. Quand Eddy Mitchell est venu ensuite, il n’en a pris aucune. Johnny "était beau !" a-t-il justifié !
Cinquante-sept ans plus tard, Jean-Claude Robert garde avant tout à l’esprit l’après-concert. A l’issue de sa prestation, Johnny Hallyday "est monté au bar de l’hôtel" de L’Escale, se rappelle-t-il. "Il est venu avec sa tante, nous avons discuté avec lui. Il buvait du lait-fraise", s’amuse le septuagénaire. Le Migennois se souvient d’une conversation "à bâtons rompus" entre le rocker débutant et "trois ou quatre" amis, autour des goûts musicaux du chanteur, de sa passion pour la guitare et de ses envies pour l’avenir. "Il était un jeune garçon dynamique, vraiment très sympathique, confie Jean-Claude Robert. A l’époque, nous étions un peu plus vieux que lui, alors nous buvions de la fine à l’eau [de l'eau-de-vie]. Nous lui en avons fait boire une ou deux. Il était un peu... gai !"
"Il pleurait et voulait vendre sa guitare"
Le lendemain, à L'Escale, Johnny fait la première partie de Jean Constantin, un auteur-compositeur et interprète de chansons françaises, mort en 1997. La vedette, c’est lui ; pas Johnny. "Mon père a été le parrain de scène de Johnny", explique à franceinfo l’un de ses fils, François Constantin. "On lui a demandé s’il acceptait d’avoir une première partie et il a dit oui. C’était l'éclosion de Johnny, il en avait un tout petit peu entendu parler", raconte ce percussionniste qui fera, des années plus tard, entre 1992 et 1994, la tournée de Johnny Hallyday. "Mon père m’a parlé de la fougue de Johnny, de son envie de tout dévorer, de sa grosse énergie. Il s’est dit qu’il allait faire son chemin", relate-t-il.
Jean Constantin doit se produire le dimanche matin et le dimanche soir. Âgé de 20 ans, Jean-Paul Leau est pressé de découvrir ce "chanteur à textes" qu’il affectionne, même s’il est "à moitié malade" ce jour-là. "J’ai un copain qui m’a dit : ‘allez viens, on va faire une virée à L’Escale', se souvient-il. Moi, j’étais de Prunoy, alors c’était quand même une petite expédition pour y aller. Il y avait 40 à 50 kilomètres." D'autant que les deux compères s'y rendent sur un scooter Lambretta. "Biberonné à Brassens", Jean-Paul Leau attend impatiemment Jean Constantin. Mais c'est Johnny Hallyday qui monte sur scène le premier. "On était au bar et on l’a vu apparaître. Il faisait un peu gamin, on s’est dit : 'Mais qu’est-ce que c’est que ce mec ?' Et puis, il s’est mis à chanter et ça chauffait dans la salle. Ça criait, des gens applaudissaient, d’autres sifflaient", raconte-t-il.
Nous, quand on l’a entendu, on s’est dit qu’il ne ferait jamais quelque chose dans la chanson.
Le répertoire de Johnny n’est pas franchement celui qu’apprécie Jean-Paul Leau, même s’il reconnaît que c’est "un monument de la chanson française qui s’en est allé". "Johnny, ce n’était pas notre style. Par rapport à Jean Constantin, c’était l’opposé", confie cet ancien instituteur. D’ailleurs, selon Alain Vincent, les deux concerts du dimanche tranchent avec celui du samedi. "Les deux passages sont mauvais, le public le siffle", à tel point que "le patron du cabaret l’a retrouvé au pied de l’escalier". "Il pleurait et voulait vendre sa guitare", assure l'auteur.
Mais le temps a fait son œuvre et les récits divergent. À 73 ans, Jean-Pierre Breugnot semble confondre les deux soirées. "J’avais 16 ans et j’allais au lycée à Auxerre. Je revenais chez mes parents le week-end et je sortais beaucoup, s'amuse-t-il. J’allais souvent à L’Escale car il y avait beaucoup de vedettes." Lui et ses amis découvrent ce chanteur qui a le même âge qu'eux. "Je ne connaissais pas son nom mais par rapport au reste de la production, ça déménageait !" Contrairement à Jean-Paul Leau, Jean-Pierre Breugnot n’est pas un grand fan de Jean Constantin. "C’était assez ringard, alors on est parti après" la première partie, dit-il. Mais juste avant, Johnny débarque à la table du groupe.
On a discuté avec lui et on lui a proposé de partir avec nous à un bal, mais il était au lait-fraise. Il nous a dit qu’il rentrait à Paris avec sa tante le lendemain.
A l'époque, Johnny est encore sage et refuse de s'encanailler avec les jeunes du coin. "On a parlé une demi-heure avec lui, et il n’a pas voulu nous suivre", regrette Jean-Pierre Breugnot. Ce qui n'a pas empêché le retraité de chérir cette anecdote toute sa vie. Il confesse d'ailleurs, en riant, "s’être un peu gonflé la tête" des années plus tard, quand il racontait à tout le monde ces instants volés avec l’une des plus grandes vedettes de la chanson française.
Soirée hommage et place à son nom
Ce concert a fait la légende de L’Escale. Quelques heures après la disparition de Johnny Hallyday, mercredi 6 décembre, le téléphone du directeur du cabaret ne cesse de sonner. Médias locaux et nationaux l'assaillent. "Je me lève juste, j’étais en concert hier soir. Je suis un petit peu abasourdi, même si on s’y attendait bien sûr", confie Guillaume Dijoux, à la tête du cabaret depuis sept ans.
Au-delà de ce lieu emblématique, c’est toute la petite ville qui est sonnée. "Pour nous, Johnny Hallyday est entré pour l’éternité dans l’histoire musicale française", affirme, ému, François Boucher, le maire de Migennes, qui a racheté le cabaret en 2004 pour le compte de la ville. L’édile a "toujours rêvé de faire revenir Johnny à Migennes" mais, "malheureusement, il n’a jamais voulu y retourner".
Nous regardons pour donner son nom à une place, autour du cabaret où Johnny est venu.
François Boucher s'active pour "faire une soirée à thème Johnny dans le cabaret" afin de "l’honorer comme il se doit de manière musicale". Sans doute passeront-ils, au cours de cet hommage, les neuf chansons entonnées par Johnny le soir du 16 avril 1960. Pour le grand public, un 45 tours rassemblant quatre de ces titres a été édité par Pierre Layani, de Jukebox Magazine, en août dernier. "On les a vendus par correspondance avec un tirage limité à 300 exemplaires. Il en reste quelques-uns", glisse-t-il à franceinfo, précisant que "ça coûte 20 euros". "On y trouve Premier amour, Ton petit ours en peluche, qui sont des exclus, ainsi que Tutti Frutti et Laisse les filles", détaille-t-il.
C’est cette dernière chanson qui a fait entrer Johnny dans les foyers français, le 18 avril 1960. Deux jours après son premier concert dans l’Yonne, le rocker est l’invité de "L'Ecole des vedettes" sur la chaîne RTF, sa première télé. Impressionné, en blouson de cuir noir, coiffure à la Elvis et chemise à rayures, il lance sa carrière. Johnny porte la même tenue que celle arborée sur la petite scène de Migennes. Tout un symbole.