"Le Majordome", le film de la génération Obama ?
"J'ai vu Le Majordome . J'ai eu les larmes aux yeux, parce que j'ai pensé non seulement à tous ces majordomes qui ont travaillé ici, à la Maison-Blanche, mais aussi à toute une génération de gens qui, malgré leur talent et leurs qualités, ne pouvaient obtenir de meilleures situations à cause de la discrimination ". Cette déclaration, officieuse, de Barack Obama début septembre a offert au film de Lee Daniels un coup de pouce salvateur. Depuis sa sortie il y a plus de quatre semaines, le film a engrangé près de 91 millions de dollars de recettes, s'imposant comme l'un des grands succès de l'été américain.
Le Majordome relate l'histoire vraie d'Eugene Allen - rebaptisé Cecil Gaines dans le film, interprété par Forest Whitaker -, un employé noir de la Maison-Blanche, qui a vu défiler sous ses yeux, en près de quarante ans de service, tous les présidents américains, de Harry Truman à Ronald Reagan. Il verra de l'intérieur l'attitude de l'État face aux événements historiques qui bouleversent le pays : la guerre du Vietnam, l'assassinat de John Fitzgerald Kennedy, le scandale du Watergate et, surtout, la lutte pour les droits civiques des Noirs américains. Une histoire officielle qui entre en collision avec son histoire personnelle, et la lutte constante face à son fils, militant aux côtés de Martin Luther King puis des Black Panthers.
À travers plusieurs épisodes historiques, le film donne à voir le combat acharné qu'il a fallu mener pour mettre fin aux discriminations envers les Noirs aux États-Unis, et se referme sur l'élection de Barack Obama en 2008.
L'horreur en images
Le Majordome s'ouvre sur une image-choc. La caméra de Lee Daniels se fixe sur une potence improvisée sur un arbre. Au bout de la corde, deux cadavres de Noirs se balancent. Image-choc de cette Amérique des années 1920, dans laquelle le jeune Cecil commence sa vie dans un champ de coton, au service avec ses parents d'un riche propriétaire blanc. Le ton est donné.
Autre scène-clé, l'attaque du "Freedom ride". Le fils du héros, Louis, s'est engagé dans le mouvement en faveur des droits civiques, au début des années 1950. Avec ses amis de toutes origines, il participe à une action symbolique : il emprunte un bus dans lequel, à l'époque, la séparation entre passagers blancs et noirs est en vigueur. Arrivé dans l'Alabama, le bus est attaqué puis incendié par des habitants aidés par des membres du Ku Klux Klan.
Le fils du héros traverse l'histoire de la lutte en faveur des droits civiques, s'engageant aux côtés du pasteur Martin Luther King, puis se radicalise en devenant membre des Black Panthers, pour finir par s'engager politiquement au Congrès.
"Nous devons nous rappeler que des gens ont donné leur vie pour ce pays. Ce sont des héros dont on ne parle pourtant pas à l'école, mais c'est grâce à eux que nous avons pu élire Barack Obama" (Lee Daniels, réalisateur)
Toutes ces images, ces personnages, résonnent dans l'actualité contemporaine. "Je tenais à cette histoire car je n'ai jamais vu de film qui relate le mouvement des droits civiques, depuis son émergence jusqu'à l'avènement d'Obama, à travers l'histoire d'un père et de son fils ", explique le réalisateur Lee Daniels.
Le Majordome montre, comme cela a rarement été le cas dans des films américains, à quel point les Noirs étaient discriminés à cette époque aux États-Unis. Presque tout, au quotidien, était séparé entre "whites" et "colored" : les restaurants, les transports, les lieux publics... Se rendant sur une ancienne exploitation de coton, Cecil Gaines prononce ces mots, vers la fin du film : "Nous avons eu des camps de concentration ici-même en Amérique pendant 200 ans... "
Un casting très engagé
Assez étrangement, l'adaptation du roman de Will Haygood, A Butler Well Served By This Election , n'a pas sonné comme une évidence aux oreilles des grandes compagnies de cinéma hollywoodiennes. Aucune major ne s'en est emparée.
Même du côté de la distribution, deux poids lourds de l'industrie cinématographique, Denzel Washington et Will Smith, ont refusé le rôle endossé par Forest Whitaker. Un acteur connu pour son engagement caritatif, notamment auprès de l'UNESCO et des enfants défavorisés aux États-Unis. Pour interpréter son épouse, une star de la télévision américaine, Oprah Winfrey. Un casting loin d'être transparent : l'actrice est un des principaux soutiens de Barack Obama, une amie intime du président ainsi qu'une grande contributrice financière. Sa présence à elle seule ancre Le Majordome dans un propos très marqué au niveau politique.
Les dernières minutes du film aident d'ailleurs à ne pas se tromper. On y voit Cecil Gaines et sa famille participer activement à la campagne présidentielle de 2008, en faveur d'Obama, qu'il rencontrera une fois l'élection acquise. Et si l'on n'avait pas compris, ce sont les mots de Barack Obama qui refermeront le film : "Yes we can "...
Tradition cinématographique
"Depuis les origines, Hollywood a cette fonction-là [...] Il y a une vraie tradition du film politique ", explique Thomas Snegaroff, spécialiste des États-Unis à l'Institut de Relations internationales et stratégiques (IRIS). Des Coulisses du Pouvoir à Full Metal Jacket , en passant par Les Hommes du Président , JFK ou encore Malcolm X , le cinéma américain a l'habitude de revisiter l'histoire plus ou moins récente des États-Unis. "Les Américains aiment qu'on leur raconte une histoire à travers un personnage, une histoire individuelle ", précise Thomas Snegaroff. Comme les récents Lincoln , de Steven Spielberg, ou Django Unchained , de Quentin Tarantino, Le Majordome s'inscrit dans cette tradition-là.
En interrogeant l'histoire collective américaine, Hollywood joue fréquemment le rôle d'aiguillon. L'horreur de la guerre du Vietnam et le malaise des vétérans, la démagogie et les coulisses du pouvoir, l'esclavage, la part d'ombre des grands hommes... beaucoup d'Américains découvrent leur histoire grâce au cinéma.
Pour
Jean-Baptiste Urbain, spécialiste cinéma à France Info, "certes le film vire parfois à
la démonstration appuyée, la mise en scène oscille entre la fresque académique
et l'emphase hollywoodienne pas toujours du meilleur goût ; et pourtant, par la
rareté de ce sujet au cinéma, par la force de certaines de ses scènes, par le
charisme de son acteur principal, Forest Whitaker, il se dégage du *Majordome
- une émotion indéniable ".
"C'est loin d'être fini "
L'élection de Barack Obama est-elle l'aboutissement de la lutte en faveur des droits civiques ? La conclusion du film est ambiguë, elle ne répond pas vraiment à la question.
"C'est loin d'être fini ", estime de son côté Thomas Snegaroff. Un avis largement partagé. L'actualité est venue le rappeler en juillet dernier, avec l'acquittement de George Zimmermann, ce gardien accusé d'avoir tué Trayvon Martin, jeune adolescent noir, dans une résidence floridienne. Des milliers de personnes s'étaient mobilisées pour dénoncer ce verdict jugé injuste.
Pap N'Diaye, maître de conférences d'histoire à l'École des Hautes Études en Sciences sociales (EHESS), le confirme. "La société américaine est encore profondément structurée par des comportements racistes ", explique-t-il.
La lutte contre les discriminations ne s'est pas achevée avec l'élection de Barack Obama. Lui-même ne l'a jamais claironné. Mais sans les épisodes et personnages dépeints dans le film, elle aurait sans doute été impossible. Le message porté par Le Majordome est celui-ci.
Quant à y voir l'oeuvre-référence de la "génération Obama", acteurs et réalisateur ne se risquent pas à l'affirmer. "Ce film est le plus important de ma carrière ", reconnaît Lee Daniels. Son acteur principal, Forest Whitaker, insiste sur le message d'"amour " qui transparaît dans la saga familiale. L'histoire, elle, n'est certainement pas achevée.
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