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Affaire Grégory : les six éléments qui ont retenu notre attention dans le livre posthume du juge Lambert

"Témoins à charge", le livre posthume du magistrat qui s'est suicidé le 11 juillet à l'âge de 65 ans, paraît ce jeudi. 

Article rédigé par Catherine Fournier
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10min
Le juge Jean-Michel Lambert au Mans (Sarthe), le 1er septembre 2014. (JEAN-FRANCOIS MONIER / AFP)

Sur la couverture, une silhouette solitaire avance dans la nuit. Témoins à charge (Editions De Borée), le septième roman policier de Jean-Michel Lambert, premier juge d'instruction de l'affaire Grégory, a fait son apparition dans les librairies, jeudi 24 août. La publication de ce livre posthume a été avancée, un mois et demi après le suicide de son auteur, le 11 juillet dernier, au Mans (Sarthe). 

A la lumière des événements, cet ultime ouvrage prend des allures de testament. Le suicide de l'un des personnages, qui met fin à ses jours de la même façon que le magistrat, sonne comme une prophétie. Le livre a pourtant été écrit avant les ultimes rebondissements judiciaires de l'affaire Grégory. Comme l'indique son éditrice à franceinfo, la version finale du manuscrit a été rendue en mai, juste avant la mise en examen de Marcel et Jacqueline Jacob, grand-oncle et grand-tante de Grégory, en juin. 

Si la réouverture du dossier qui a "fracassé" sa carrière, comme Jean-Michel Lambert l'a lui-même écrit, n'est pas étrangère à son geste desespéré – il le formule explicitement dans une lettre –  celui qui fut surnommé "le petit juge" n'a jamais cessé d'évoquer dans son œuvre l'obsession de toute une vie. Dans ce dernier polar, qui raconte les turpitudes d'un ténor du barreau pour faire sortir de prison un innocent, les allusions à l'affaire Grégory, les règlements de comptes avec la justice et avec les médias affleurent entre les lignes. Et l'intrigue rocambolesque, qui mouille un avocat et deux magistrats dans un triple assassinat, ne masque pas un profond cynisme sur les rapports humains dans cet univers de notables provinciaux. Voici les six éléments qui ont retenu notre attention.

L'affaire Grégory en filigrane

L'affaire qui occupe le héros de ce roman, Guillaume Tirel, avocat quadragénaire au sommet de sa carrière, n'a rien à voir avec l'assassinat d'un enfant, noyé dans les eaux de la Vologne en 1984. Il est question ici du meurtre d'un fils de magistrats, marginal et souffrant de troubles psychiatriques. Un crime qui relance une autre affaire, l'assassinat onze ans plus tôt d'Ana Sofia Campos, dont la description – "une jeune fille sérieuse et timide, complexée par son corps enrobé et les boutons d’acné enlaidissant son visage aux traits épais" – n'est pas sans rappeler le physique de Murielle Bolle, l'adolescente qui avait accusé en 1984 son beau-frère Bernard Laroche d'avoir enlevé le petit Grégory avant de se rétracter. Le lecteur la retrouve également dans le personnage de Marilynda, une jeune femme qui accuse son beau-père de viols avant de revenir sur ses accusations. A ce titre, le prologue du livre suggère qu'elle n'a peut-être pas menti. 

Plus généralement, certaines réflexions dans le livre ne sont pas sans évoquer le dossier Grégory Villemin, qui semble poursuivre tous ceux qui s'en sont approchés. Tel ce passage :

À l’image de tous ces grands faits divers qui défrayent régulièrement la chronique, l’affaire Campos aspirait quiconque plongeait dans ses méandres.

Jean-Michel Lambert

dans "Témoins à charge"

Dans sa préface, le conseiller éditorial des éditions De Borée, Eric Yung, n'hésite pas à faire le parallèle entre la toile de fond de l'intrigue – Le Mans et sa campagne – et les "villages retirés des Vosges, à Lépanges-sur-Vologne peut-être, là où les cloches des églises marquent le temps, où les secrets de famille s’enveloppent dans le silence, où les haines et les jalousies sont séculaires, où la bourgeoisie locale s’agrippe à ses vieux privilèges".

Les désillusions sur la justice

Jean-Michel Lambert n'est pas tendre avec l'appareil judiciaire, par la voix de son narrateur ou de ses personnages. "L'histoire judiciaire regorgeait d’innocents en prison, de coupables en liberté. Passé le temps des passions et de l’émotion, parfois attisées par l’exploitation médiatique, qui s’en souciait ?", peut-on lire par exemple. Ou encore cette phrase, prêtée à l'avocat Guillaume Tirel :

Aujourd’hui, encore plus qu’hier, le spectre de l’erreur judiciaire hante les magistrats.

Guillaume Tirel, avocat

dans "Témoins à charge"

L'avocat, qui se donne pour mission de "rééquilibrer la balance entre le pot de terre et le pot de fer" a fait auparavant cet amer constat : "La justice, comme d’autres rouages de la société, fonctionne sur les apparences en dépit de la volonté d’aller au-delà. Des enquêteurs convaincus de tenir le coupable grâce à des preuves en apparence accablantes ; des juges contraints de s’arrêter ensuite aux apparences d’un dossier, incapables, malgré leur intelligence et de leur pugnacité, de pénétrer au plus profond de l’être humain, dans ce noyau dur où se cachent les passions les plus violentes, d’où jaillissent des pulsions inexplicables"

La figure du juge d'instruction 

Elle apparaît bien sûr dans le livre, sous les traits affables de Bertrand Moulinier, un magistrat de 35 ans – Jean-Michel Lambert en avait 32 quand il a commencé à instruire l'affaire Grégory –  apprécié pour sa "parfaite connaissance des dossiers, son talent à démêler l’écheveau dans des affaires complexes, son art de relever les contradictions dans les déclarations des personnes interrogées"

Pour autant, le juge s'interroge sur ses investigations. 

Après tout, il avait instruit à charge et à décharge. Aux autres ensuite de se prononcer, de prendre les décisions devant déboucher sur la vérité judiciaire.

Le juge d'instruction Bertrand Moulinier

dans "Témoins à charge"

A tel point qu'il n'est "pas fâché de quitter bientôt l’instruction. Au mois de septembre, je pars en avancement comme vice-président à Poitiers. J’espère qu’on me collera dans une chambre civile, où je n’aurai pas à m’interroger sur la culpabilité de nos crétins habituels". Un souhait qui n'est pas sans rappeler le parcours du juge Lambert, nommé juge d'instance à Bourg-en-Bresse, en 1988, en charge des expropriations et des indeminisations des accidents de la route avant de finir vice-président du tribunal du Mans en 2014.

L'échec et le sentiment de culpabilité 

Si la figure du juge d'instruction reste plutôt positive dans ce roman, les sentiments d'échec professionnel et de culpabilité ressentis par Jean-Michel Lambert après l'affaire Grégory semblent s'être déportés sur d'autres personnages. Une jeune policière tenace et talentueuse, Léa Massenay, se sent parfois dépassée par sa contre-enquête : "Suivant l’expression consacrée, elle avait le sentiment d’endosser un costume trop grand pour elle". Une expression souvent utilisée dans les commentaires médiatiques à propos du "petit juge".

Guillaume Tirel, qui prend un risque dans sa carrière en voulant innocenter un coupable désigné, s'entend ainsi dire par son confrère : "En tout cas, te voilà grillé auprès de tous les magistrats de la région ! Tu passeras désormais pour un petit rigolo !"

Alors que son dossier s'enlise, l'avocat se retrouve face à son conscience : 

Sa conscience ne lui pardonnerait jamais d’avoir laissé condamner un innocent. Sa conscience voulait vivre en paix.

Le narrateur

Dans "Témoins à charge"

Dans un livre publié en 2014, De combien d'injustices suis-je coupable ? (Editions du Cherche Midi), et dans les interviews accordées à cette période, le juge Lambert faisait part de son sentiment d'"immense culpabilité" depuis la mort de Bernard Laroche, assassiné par le père de Grégory Villemin après sa sortie de prison. 

Le rapport ambigu aux médias 

Jean-Michel Lambert a été vivement critiqué pour avoir trop parlé à la presse pendant l'affaire Grégory, ne respectant pas assez le secret de l'instruction. Son personnage Guillaume Tirel fait preuve du même empressement, avant de le regretter aussitôt :

Quelle sottise d’avoir excité la curiosité des journalistes.

Guillaume Tirel, avocat

dans "Témoins à charge"

Cette attirance de Jean-Michel Lambert pour les médias à l'époque – lui qui avait rêvé de devenir journaliste – s'est mue en un constat désabusé sur la profession, qui se traduit ainsi dans le livre : "Les journalistes vendraient du papier, l’un d’eux écrirait peut-être un livre. Des documentaires rempliraient les cases des programmes télé, succès d’audience assurés."

Le suicide comme seule issue 

Dans le roman, le député et professeur de médecine Pierre-Louis Chabert, accusé de plusieurs viols, choisit la mort plutôt que le déshonneur. Son suicide est annoncé par un média local : "Le corps a été découvert par un confrère, la tête recouverte d’un sac plastique, une bouteille de whisky vide au pied du fauteuil." Non seulement les circonstances de cette mort sont similaires à celles du suicide de l'auteur, mais la description physique du personnage lui correspond : "Un sexagénaire aux cheveux blancs et drus, le regard bleu ciel pétillant d’intelligence derrière des lunettes à fine monture dorée, les lèvres minces esquissant un sourire empreint de bonté."

Si le professeur laisse une lettre pour clamer son innocence ("Lrumeur abjecte a été la plus forte. Je sais que des forces obscures complotent dans l’ombre à seule fin de me détruire dans un but que j’ignore"), sa culpabilité, dans le livre, ne fait aucun doute. A l'inverse, Jean-Michel Lambert revendique haut et fort son intégrité morale dans sa lettre testamentaire.

Si j'ai parfois failli, j'ai cependant la conscience parfaitement tranquille quant aux décisions que j'ai été amené à prendre.

Le juge Jean-Michel Lambert

dans sa lettre testamentaire

Dans le roman comme dans le réel, en revanche, la disparition d'un acteur-clé d'une affaire vient enrayer le processus judiciaire. "C’est le suicide de Chabert qui a tout foutu en l’air, mais nous ne pouvions pas le prévoir", se lamente l'avocat Guillaume Tirel. Des propos qui font écho à ceux de Jean-Paul Teissonnière, avocat de Muriel Bolle, après l'annonce de la mort du magistrat : "Le juge Lambert restait un témoin essentiel des premiers mois de l'enquête. Il aurait pu fournir un témoignage essentiel. Il a commis des erreurs (...) mais il a su garder ensuite un regard lucide sur ses erreurs (...). Ce regard lucide, aujourd'hui, va cruellement nous manquer pour la suite." 

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