"Iran in/out", un livre et des photos de Sarah Doraghi : un cri depuis l'exil pour qu'on n'oublie pas la souffrance d'un peuple

Dans un très beau livre à mi-chemin entre la poésie et le reportage, Sarah Doraghi, Française née en Iran, dresse le portrait d'un pays meurtri et révolté. Des instantanés volés avec son portable lors d'un retour au pays accompagnent son récit.
Article rédigé par Carine Azzopardi
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6min
L'écrivaine Sarah Doraghi. (SARAH DORAGHI)

Ce sont des photos de la vie quotidienne, et pourtant, elles ressemblent à des photos volées. Elles ont été prises par l'autrice avec son téléphone portable lors d'un retour au pays familial, retour à chaque fois accompagné par la peur. Peur de l'imprévu, peur de ne pouvoir repartir, peur pour la famille qui restera, peur de ne pas pouvoir la revoir. Chronique de vies sous surveillance, Iran in/out de Sarah Doraghi est paru aux éditions Plon.

Des chroniques écrites comme des fragments de vie

Après vingt ans d'exil en France, où elle a grandi, Sarah Doraghi est retournée à 30 ans pour la première fois en Iran, pays qu'elle a quitté à l'âge de 9 ans. Si elle a développé un fort sentiment d'attachement à sa patrie d'adoption, elle ne peut que s'identifier à la communauté des exilés, et souffrir de loin à chaque événement qui s'ajoute au martyr des Iraniens. Avec ce livre, Iran In/out, elle tente à sa manière d'être une chambre d'écho à leur révolte et à leur souffrance. "En Iran", écrit-elle, "s'embrasser, danser, rire, se montrer, penser ou s'exprimer librement sont interdits".

Trois secondes de liberté. (SARAH DORAGHI)

Au-delà des violences inouïes qui se déroulent depuis septembre 2022, date de la mort de Mahsa Amini et du début de la révolte des Iraniens, elle décrit la chape de plomb sous laquelle vivent les Iraniens ordinaires, bien loin des clichés d'une jeunesse dorée s'ébattant derrière les murs des luxueuses villas de Téhéran.

L'Iran, rappelle Sarah Doraghi, journaliste et chroniqueuse en France, c'est une puissance géopolitique qu'aucun pays occidental n'a jamais osé affronter. Et pour cause : le pays produit dix pour cent des ressources pétrolières de la planète. Un cinquième du pétrole mondial transite par le détroit d'Ormuz, verrou stratégique du golfe Persique. Mais c'est aussi un peuple qu'un demi-siècle de barbarie n'a pas réussi à soumettre, preuve en est une inventivité sans fin pour contourner les interdits malgré la violence absolue de la répression.

Un simple trou dans une barrière pour quelques minutes de bonheur

L'art et le plaisir sont prohibés, les mollahs préfèrent les instruments tranchants, coupants, et la mécanique musicale de la mort. Mais la poésie demeure un refuge pour de nombreux Iraniens, qui dansent derrière les murs de leurs appartements, cachés, en signe d'intime insoumission. Le voile ? Pour Sarah Doraghi, il n'est que l'aspect le plus visible de la misogynie. Au quotidien, celle-ci prend la forme de cet homme qui, doublant une file de femmes à la pharmacie, se fait servir sans un mot de politesse, sans un regard. Les droits de l'Homme en Iran, ce sont les droits des hommes.

Une photo d'elle à 9 ans, âge qu'elle avait lorsque sa famille a quitté l'Iran, la montre avec un hijab. À 9 ans, il devient obligatoire. Dès 13 ans, les jeunes filles sont bonnes à marier. À 9 ans, si les parents sont d'accord.

Passage vers le lac dont l'accès est interdit par les autorités à l'aide d'une clôture en fil de fer barbelé. (SARAH DORAGHI)

L'autrice a aussi pris une photo d'un trou dans un fil de fer barbelé, l'occasion de raconter l'histoire de ce magnifique lac, situé à 144 kilomètres de la capitale Téhéran, dont le régime a empêché l'accès en l'entourant d'une clôture. Les gens du coin bravent l'interdit, pour quelques minutes de promenade ou de pique-nique avec vue, et se refilent l'astuce sous le manteau.

On sent la folie grandir au fil des pages

Si la danse est interdite, les concerts, en revanche, sont autorisés, mais on n'a pas le droit d'y danser. La police veille pour interpeller les contrevenants qui pourraient être émoustillés par des mélodies sur leur chaise et effectuer quelques mouvements involontaires. Ces instantanés de la vie quotidienne en Iran, c'est aussi cette banale bouteille d'eau minérale, remplie d'alcool fait maison. La consommation d'alcool est, elle aussi, interdite, alors la dissimulation est devenue un art. Et quand les agents débarquent, les habitants s'empressent de vider le contenu des bouteilles dans les toilettes.

L'Iran est devenue une société qui idolâtre la laideur, la violence et la mort. Au fil des pages, on sent la folie qui grandit, au fil des flous, des couleurs : "On finit par ne plus parler qu'à soi, en silence, dans sa propre tête, sa propre conscience, pour que rien surtout ne s'échappe de notre boîte crânienne." Le "nous" s'invite enfin dans la narration, lui qui n'osait s'incruster dans cette déclaration d'amour à la résistance admirable du peuple iranien. Sarah Doraghi est passée du "ils" au "nous", prêtant sa plume de femme libre exilée pour la mettre au service de tous ceux dont les voix sont bâillonnées au pays. "Nous, exilés, ne marchons pas, nous errons", écrit-elle. Un magnifique livre plein de poésie en forme de manifeste auquel nul ne peut demeurer insensible.

Couverture de "Iran in/out" de Sarah Doraghi. (EDITIONS PLON)

"Iran in/out" de Sarah Doraghi est paru le 30 novembre 2023 aux éditions Plon. 176 pages, 39 euros.

Extrait : "Deux ailes suffiraient-elles ? Les oiseaux sont-ils les êtres les plus libres de la planète ? L'espèce la plus libre d'Iran ? Leur suffirait-il de déployer leurs ailes pour partir, pour prendre de la hauteur, pour, de là-haut, voir les cruautés en tout petit, traverser les frontières et puis revenir, se fondre dans la masse sans être identifiables, habiter le ciel en ignorant les règles, les cages et les absurdités qui régissent la vie et la mort de tous ceux qui vivent en Iran et qui n'ont pas d'ailes ?"

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