Comment Virginie Despentes a rendu toute une génération accro à son "Vernon Subutex"
La trilogie de l'écrivaine française, qui s'est écoulée à près d'1,3 million d'exemplaires, devient une série télévisée en neuf épisodes diffusée sur Canal+ à partir du 8 avril.
"Vernon Subutex, je pensais que c'était une histoire de drogués. Et à l'époque [de la sortie des livres], ce substitut d'héroïne ne m'a pas tenté." Depuis, Céline Sallette a changé d'avis. L'actrice française (révélée en 2011 dans L'Apollonide : Souvenirs de la maison close de Bertrand Bonello) incarne La Hyène dans l'adaptation télé événement de la trilogie écrite par Virginie Despentes et publiée entre 2015 et 2017. Neuf épisodes de 30 minutes diffusés à partir du 8 avril sur Canal+ pour donner vie au premier tome (et demi) de ce roman chorale, qualifié de "Rougon-Macquart trash" par Le Monde.
Une saga de plus de 1 200 pages où il n'est pas vraiment question de drogues. Certes, son héros, Vernon Subutex, n'a rien contre un petit pétard de temps en temps, mais son nom n'est rien d'autre que le pseudonyme qu'utilisait autrefois Virginie Despentes pour son compte Facebook. Une double référence au nom commercial de la buprénorphine, utilisée pour le traitement de la dépendance aux opiacés comme l'héroïne, et à l'un des pseudonymes de Boris Vian : Vernon Sullivan.
Un roman-fleuve qui n'avait rien d'une évidence au départ. Depuis 1993 et la sortie du brûlot Baise-moi qui l'a révélée, Virginie Despentes traîne la réputation d'une auteure sulfureuse. "Egérie underground" pour les uns, "scandaleuse" pour les autres, celle qui se définit comme "une espèce d'anarcho-féministe" rate de peu le prix Goncourt en 2010 mais décroche le prix Renaudot pour Apocalypse Bébé. Mais sa réputation très sex and drug and rock'n'roll ne lui a pas encore permis d'obtenir un véritable succès populaire. A 43 ans, elle se lance dans l'écriture de Vernon Subutex.
J'avais l'idée d'un petit livre, presque une nouvelle que j'écrirai dans l'année. J'ai écrit sans me poser de questions et quand je l'ai relu, deux ans après, je me suis rendue compte que j'avais presque mille pages.
Virginie Despentesinvitée à La Maison de la poésie
Son ambition ? Raconter l'histoire d'un ancien disquaire frappé par les mutations technologiques – "Dans son domaine, les offres d'emploi étaient plus rares que s'il avait travaillé dans l'extraction du charbon", écrit Virginie Despentes – qui perd sa boutique avant de se retrouver expulsé de son appartement.
En quête d'un canapé pour squatter quelques jours, il reprend contact avec ses potes de l'époque (les années 1980), quand le punk et les disques étaient encore à la mode. Mais petit à petit, il finit par lâcher prise et se retrouve à apprécier la liberté offerte par une vie dans la rue, tandis que ses amis se rassemblent afin de le retrouver pour lui venir en aide.
Je voulais raconter l'histoire d'un disquaire qui a fermé sa boutique et qui perd son appartement. Parce que l'idée de perdre son appartement, moi, me travaille, et j'ai l'impression que ça travaille pas mal d'autres gens. C'est une peur qui est commune.
Virginie Despentesdans "La Grande Librairie"
En enchaînant les retrouvailles que provoque opportunément son disquaire nonchalant, la romancière accouche d'un pavé qui nous fait voyager à travers toutes les classes sociales, et trace, petit à petit, les contours de notre société contemporaine.
Un succès public et critique instantané
Quand il découvre en 2014 ce long récit qu'il envisage comme "l'invention d'un genre nouveau chez elle : le roman picaresque postmoderne", Olivier Nora, l'éditeur de Virginie Despentes (par ailleurs PDG des éditions Grasset qui publient ses ouvrages depuis Les Jolies choses), décide de le scinder en plusieurs tomes. Une proposition qui réjouit l'auteure, elle qui se délecte de séries télé.
A la parution du premier volume le 7 janvier 2015, le jour même de l'attentat de Charlie Hebdo, la presse s'enthousiasme. "Follement balzacien" pour France Culture, un "tableau cru de vies déchirées en mille petits morceaux" pour Le Journal du dimanche, "un somptueux hymne à l'amitié" pour Le Monde... Les critiques craquent pour ce roman des vaincus qui met en scène "amis égoïstes, célibataires désespérées, quinquas abattus, ados voilées ou tatouées, ex-stars du porno, producteurs salauds, traders et spécialistes des réseaux", comme l'égraine Le Temps. Le roman reçoit même des déclarations d'amour surprenantes, comme celle du chanteur Marc Lavoine qui confesse en 2016 à Libération : "Ce livre m'a hameçonné, puis a même fini par m'avaler tout entier."
Quatre ans et deux tomes plus tard, la trilogie Vernon Subutex s'est écoulée à près d'1,3 million d'exemplaires et son auteure jouit désormais d'une certaine respectabilité que son intégration au sein du prestigieux jury du prix Goncourt en 2016 a fini d'asseoir.
J'imagine qu'une des raisons pour lesquelles 'Vernon' a été aussi bien accueilli, c'est parce que c'est un des rares romans médiatisé qui tient compte de ce qui s'est passé en 2008 (...) et j'ai la sensation que le roman français est essentiellement publié par une classe sociale très particulière que la crise n'intéresse pas beaucoup.
Virginie Despentesinvitée à La Maison de la poésie
Amie de longue date de Virginie Despentes (elle a produit son long-métrage Baise-moi en 2000), Juliette Favreul Renaud découvre Vernon Subutex en amont de sa parution, quand ce n'est encore qu'un énorme pavé. "J'ai trouvé ça génial, raconte la productrice à la tête de Je Films, et trois mois plus tard, j'achetais les droits d'adaptation."
"Virginie s'est peu à peu détachée du projet"
Dans la foulée, après que Canal+ a décidé d'investir dans la série, c'est à la réalisatrice Cathy Verney que l'on confie le projet courant 2015. "Elle avait fait la série Hard dans laquelle on trouvait une réflexion sur la place des femmes et la nudité, donc on pensait qu'elle était capable de faire de Vernon Subutex quelque chose de moins grave", confie Juliette Favreul Renaud. Hasard de la vie, elle et Despentes sont voisines. Lorsqu'une rencontre est organisée en 2015, l'auteure lâche immédiatement le nom de Romain Duris pour incarner son Vernon Subutex.
Mais si elle est pourtant impliquée dès le début du projet, l'écrivaine ne participe finalement pas à l'adaptation. "Virginie s'est peu à peu détachée du projet. Je pense qu'elle a eu l'exaspération d'une auteure qui voit que son œuvre va partir. Et de toutes façons, ça ne sera jamais à la hauteur de ce qu'elle espérait", confie son amie et productrice. De son côté, si elle s'exprime peu sur le sujet, Despentes se permet tout de même quelques saillies lors d'interviews lorsqu'on lui demande où en est l'adaptation.
Ils m'ont saoulée. C'est très compliqué de laisser son travail à d'autres gens. J'attends de voir le truc, mais je suis encore assez fâchée.
Virginie Despentesdans "Le Point"
Le développement de la série Vernon Subutex se fait donc sans ses conseils. Il va durer quatre ans. Romain Duris accepte d'emblée l'aventure, lui qui n'a jamais tourné dans une série télé. "C'est quelqu'un qui se retrouve seul à la rue, qui fait la manche. Mais on lui amène une telle puissance d'humanité et d'essentiel, de ce qu'on fout sur Terre, qu'il en devient christique", explique l'acteur à Première.
Il est vite rejoint par Céline Sallette à qui l'on confie le rôle de La Hyène (personnage déjà apparu dans Apocalypse Bébé), une lesbienne prédatrice et dangereuse, qui joue dans Vernon Subutex le rôle d'une détective 2.0. Pour Cathy Vernet, ce personnage sulfureux est "l'acte féministe le plus fort de Virginie Despentes". Elle décide donc dans le synopsis de lui donner un plus grand rôle et lui offre une véritable histoire d'amour avec Anaïs (incarnée par la chanteuse Flora Fischbach), "alors que ça ne fait que quelques lignes dans le tome 2", offrant ainsi un contrepoint au personnage ultra passif de Vernon Subutex.
"Un des écueils à éviter pour cette adaptation, c'était justement ce personnage de La Hyène. Parce qu'une lesbienne vénère à moto, ça peut vite devenir caricatural. Alors, on a beaucoup travaillé le personnage avec Céline pour éviter cela", confie la réalisatrice. Mais le plus délicat dans ce travail de transposition est évidemment de restituer "toute la brutalité et la révolte de Virginie" qui transparaît à travers le rythme si singulier de son écriture.
'Vernon Subutex' est compliqué à adapter parce que c'est presque un monologue intérieur. Il faut trouver l'élan et éviter de lisser les livres.
Cathy Verneyà franceinfo
En plus d'un gros travail d'écriture qui a duré près de quatre ans, la réalisatrice choisit, pendant les 68 jours de tournage, de "créer un espace de liberté". "On répétait à peine, et les scènes n'étaient pas découpées comme c'est le cas habituellement sur un tournage. Je travaillais le moniteur accroché à mon cou, au milieu des acteurs. On cherchait l'accident, la magie de ce qui pouvait arriver", se remémore Cathy Verney. Elle fait aussi le choix de travailler uniquement en lumière naturelle, avec des optiques d'époque qui ramènent du grain dans les scènes de flash-back dans les années 1980.
Du rock et de l'électro dans les oreilles
La production met aussi le paquet sur la bande-son. Si le budget de la série (9 millions d'euros) est globalement sept fois plus important que pour une série française traditionnelle, la part allouée à la musique est considérable. Pour les besoins de la série, Romain Duris se met à écouter du rock. "Vernon est disquaire au départ, donc j'ai écouté beaucoup de musique, surtout du rock qui est un style que j'ai moins écouté dans ma vie, avoue l'acteur à Europe 1. À un moment, je passais mes journées à regarder des documentaires sur le rock. J'en ai bouffé, bouffé, bouffé… J'ai vraiment essayé de travailler sur la façon dont on vit avec la musique."
Au générique des neuf épisodes d'une trentaine de minutes que compte la série, on retrouve ainsi le groupe rock angevin Les Thugs qui ouvre le bal, Suicide, Sonic Youth mais également des titres moins énervés comme Karen Dalton, Cigarettes After Sex ou plus électro comme des morceaux de Vitalic ou Moderat.
Le premier accueil du public, invité à découvrir en avant-première les premiers épisodes à Paris mi-mars, a été enthousiaste. A l'issue de la projection, le journaliste et écrivain Laurent Chalumeau écrit sur son compte Instagram : "Quand un livre passe à l'écran, tu gagnes les acteurs, la musique, la couleur. Et en principe, tu perds l'auteur(e). C'est le cas ici. Il y avait déjà un grand livre. Il y a à présent une bonne série."
Cathy Verney peut souffler. "J'ai eu des retours hyper chaleureux. Les gens m'ont semblé hyper connectés. Il y en a même qui sont venus me parler à la fin pour me dire 'Je me demande si je ne suis pas passé à côté de ma vie'. J'étais très touchée", confie la réalisatrice visiblement habitée par le questionnement initié par Despentes et que résume parfaitement Romain Duris : "C'est quoi une réussite aujourd'hui ?"
Vers une deuxième saison et un quatrième tome ?
Après avoir fait l'ouverture du festival Canneséries le 5 avril, c'est sur Canal+ que le grand public pourra enfin découvrir Vernon Subutex à partir du 8 avril. Les neuf épisodes, "conçus dès le départ comme une mini-série" d'après Cathy Verney, couvrent les aventures de Vernon jusqu'à la moitié du tome 2 environ. Potentiellement, une seconde saison pourrait donc être envisagée.
C'est Canal+ qui va décider s'il y a une suite car c'est eux qui payent la série. Et puis ça supposerait que Romain Duris soit d'accord.
Juliette Favreul Renaudà franceinfo
Et pourquoi pas un spin-off autour de La Hyène ? Cette option séduit la productrice : "Virginie adore le personnage, elle connaît Céline Sallette, elle l'adore et elle adore comment on a présenté La Hyène. Ça serait génial" s'exclame Juliette Favreul Renaud. Cathy Verney, elle, est moins exaltée. "Pourquoi pas... J'adore La Hyène, mais j'adore Vernon. Et ce que j'avais surtout envie de raconter, c'était la naissance d'une communauté."
Quant à Virginie Despentes, elle travaille en ce moment dans le plus grand secret sur son prochain roman. Un quatrième tome de Vernon Subutex ? "J'ai toujours dit 'non' mais la vérité c'est 'oui', car j'ai beaucoup de matériel pour ça, confiait l'écrivaine à Buzzfeed en 2017. Mais ce qui est sûr c'est que ça ne sera pas tout de suite. J'ai un peu peur de sortir de Vernon car ça m'a pris cinq ans mais j'ai aussi envie d'en sortir... Car ça fait cinq ans !"
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