Coronavirus : pourquoi cette crise condamne-t-elle les artistes-auteurs à une double peine ? Explications avec Samantha Bailly
Perte de revenus, accès labyrinthique et inégalitaire aux aides, la crise du coronavirus touche doublement les auteurs-artistes, qui s'inquiètent.
Pertes de revenus, accès très compliqué aux aides, les artistes-auteurs, déjà très fragilisés par un statut social "bricolé", sont touchés de plein fouet par la crise du coronavirus.
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Pourquoi, plus de 40 jours après le début du confinement, ont-ils toujours du mal à percevoir les aides débloquées par le gouvernement au début de la crise, quand ils ne sont pas carrément pour certains exclus de ces aides ? Comment vivent-ils la situation ? Comment envisagent-ils l'avenir ? Samantha Bailly, présidente de la Ligue des auteurs professionnels, nous explique pourquoi cette crise condamne les artistes-auteurs à une double peine.
Parce que c'est une profession déjà très fragilisée économiquement
La crise touche particulièrement les artistes-auteurs (écrivains, dessinateurs, photographes, plasticiens, scénaristes, etc), déjà pour beaucoup en situation de grande fragilité. Le rapport Racine, remis le 22 janvier dernier, constatait que "les artistes-auteurs sont la variable d'ajustement systématique des industries créatives, faute d'encadrement de leurs conditions de travail".
Une enquête de la Ligue des auteurs professionnels réalisée au début de la crise (une autre est en cours) montre que près des quatre cinquièmes (79,8 %) des auteurs et autrices du secteur du livre sont concernés par une perte de revenus liée à la crise sanitaire du coronavirus. Ce chiffre monte à près de 85 % pour les auteurs de littérature jeunesse.
Les difficultés, déjà présentes et pointées depuis longtemps par les auteurs, sont aussi dues à la gestion de leur statut social d'artiste-auteur. Un statut "bricolé depuis 1975" regrette Samantha Bailly, qui se bat avec la Ligue et d'autres organisations professionnelles des métiers de la création depuis longtemps pour un statut social plus clair, avec, comme pour les intermittents, un véritable statut pour les créateurs et créatrices, "plus clair, cohérent et protecteur". Comme les intermittents du spectacle, les artistes-auteurs sont unis par un seul et même régime, "mais ils doivent hélas faire face à de graves dysfonctionnements dans l'accès à leurs droits sociaux".
Parce que la crise tombe à un mauvais moment
Ces pertes récentes sont notamment le résultat direct des annulations d'événements faisant travailler des artistes-auteurs : salons, festivals, expositions, etc. "Nos rémunérations sont par nature aléatoires, mais il y a une saisonnalité dans les événements", explique Samantha Bailly.
"La crise tombe donc à un très mauvais moment pour les artistes-auteurs", explique-t-elle."Certains auteurs ont perdu jusqu'à 2000, 3000 euros sur cette période qui est d'habitude intense, avant le creux de l'été" ajoute-t-elle. Les périodes d’événements sont en effet en général concentrées de mars à juin et de septembre à décembre.
Parce que les difficultés risquent de s'aggraver dans le temps
Les artistes-auteurs redoutent que les difficultés s'installent à moyen et même à long terme. Dans le secteur du livre par exemple, les reports ou annulations de publications de certains titres ont des conséquences directes sur les à-valoir qu'ils touchent à la sortie d’un ouvrage, ou lors de la signature d’un contrat d’édition ou de commande.
Ce dessin de @gatobazka pour parler de son ressenti sur la situation des auteurs et autrices... tellement juste et puissant. Nous ne baissons pas les bras. Nouvelles auditions parlementaires cette semaine. Nos professions se noient, il faut écouter les artistes eux-mêmes ! pic.twitter.com/gTZoDsUJIF
— Samantha Bailly (@Samanthabailly) April 23, 2020
"Déjà que par ailleurs, nous faisons face à une crise sociale, économique et administrative sans précédent, les circonstances actuelles décuplent les difficultés des artistes-auteurs. On reçoit des dessins tous les jours qui expriment ce désespoir, l'impression que non seulement nous sommes passés à côté des solutions du rapport Racine, mais qu'il faut en plus désormais faire face à un contexte de ralentissement économique sans précédent", ajoute Samantha Bailly.
Parce que le dispositif d'aides aux artistes-auteurs est une "usine à gaz"
"Le gouvernement a rapidement réagi au début de la crise en dotant d'aides les différentes filières des industries culturelles, avec dans l'idée que chaque secteur reverse ces aides aux artistes auteurs", reconnaît Samantha Bailly. "Mais cela n'a aucun sens dans la mesure où les artistes-auteurs sont soit multi-métiers, soit leurs œuvres sont diffusées dans plusieurs secteurs. Encore une fois, on ignore la réalité des artistes-auteurs, on raisonne à travers le prisme des industries", regrette l'autrice.
Concrètement, l'Etat a délégué la distribution des aides à des organismes parfois publics, comme la Cnap (Centre national des arts plastiques) pour ce qui relève des arts plastiques, mais souvent privés, comme les organismes de gestion collectives, comme la Sacem (La Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique), la Scam (Société civile des auteurs multimédia), ou encore la SACD (Société des auteurs et compositeurs dramatiques) ou la SGDL (Societé des Gens de Lettres) pour le secteur du livre. Ces organismes redistribuent ensuite des enveloppes budgétaires dédiées aux artistes-auteurs selon des modalités, des justificatifs et des critères divers.
Ce système "décuple le labyrinthe administratif auquel les artistes-auteurs sont déjà soumis en temps normal. Chaque opérateur peut décider de façon discrétionnaire qui est éligible ou non, quand il faudrait des dispositifs simples, massifs et automatiques comme dans les autres professions", assure l'autrice.
Parce que ce dispositif d'aides crée une "rupture d'égalité"
Outre le casse-tête administratif pour toucher les aides, ce dispositif crée aussi, comme le dénoncent quatorze organisations professionnelles "une rupture d'égalité". Samantha Bailly explique : "Déjà, selon les différentes industries et leur puissance de lobbying, les montants des dotations aux artistes-auteurs sont très différents. Par exemple, le guichet privé pour les auteurs compositeurs propose une aide allant jusqu'à 5000 euros, cumulable avec les autres dispositifs, quand celui des auteurs du livre est plafonné à une aide de 1500 euros, non cumulable et prend un compte d'autres critères (nombre de livre publiés, foyer fiscal etc)".
« Des ruptures d’égalité inimaginables dans n’importe quelle autre profession française, alors que les auteurs comme les autres traversent l’une des crises économiques et sociales majeures du siècle. » A quand le fond unique d’urgence artistes-auteurs géré par l’Etat !!! https://t.co/11tzge6Ohd
— Elisa Villebrun (@VillebrunElisa) April 24, 2020
Sans parler de la question de la transparence. "Il s'agit tout de même d'argent public, dédié aux artistes-auteurs. Comme très souvent, de l'argent est débloqué en notre nom, pour nous aider, mais quand sera-t-il enfin fléché de manière simple et transparente directement vers nous ?", s'interroge l'autrice. "L'heure n'est pas à la complexité, mais à l'efficacité. En pratique, c'est tout à fait possible, les artistes-auteurs comme tout le monde payent des impôts, se voient prélevés des cotisations sociales. En Allemagne ou au Canada, les créateurs, comme les autres professions, ont touché des soutiens de façon simple et automatique."
Parce qu'une partie seulement des artistes-auteurs sont éligibles au Fonds de solidarité
"In extrémis", rappelle Samantha Bailly, le gouvernement a décidé de faire bénéficier les artistes-auteurs du Fonds de solidarité national, destiné aux entreprises, indépendants et professions libérales. Pour cela, il faut prouver une perte de revenus, "ce qui n'est pas le cas de tous", mais c'est "une ouverture vers un dispositif par ailleurs opérationnel et massif", reconnaît Samantha Bailly.
"C'est un soulagement d'être raccrochés à des dispositifs transversaux et simples, explique-t-elle. Le problème, "c'est qu'en pratique, une partie des artistes-auteurs n'a pas accès au dispositif à cause d'un problème technique d'identification". Une grande partie des artistes-auteurs, par exemple, n'a pas de numéro de SIRET.
J'ai fait un schéma pour expliquer la vie d'artiste. pic.twitter.com/mgbQCpyeLe
— Dunk' (DD44) (@Dunklayth) April 23, 2020
Cette crise révèle une fois encore les dysfonctionnements administratifs dont sont vicitmes les artistes auteurs. "Comme le scandale de l'Agessa. L'organisme de sécurité sociale des artistes-auteurs admettait il y a peu ne pas avoir procédé à une partie du recouvrement des cotisations sociales de près de 190.000 personnes, pour des 'raisons techniques', et ce durant 40 ans", rappelle l'autrice. "De nombreux artistes-auteurs approchant de la retraite sont aujourd'hui dans une situation dramatique, faute d'ouverture de droits à la retraite", s'indigne-t-elle.
Parce que les artistes-auteurs ont le sentiment de ne pas être entendus
"Les pouvoirs publics n'écoutent pas les artistes-auteurs eux mêmes" explique Samantha Bailly. "Il faut arrêter de tout mélanger et clarifier les choses : seules les organisations professionnelles, en France, sont habilitées à défendre les intérêts moraux et matériels d'une profession. Il faut donc écouter les organisations représentant des auteurs et autrices bien vivants, et cesser de confondre l'économie des œuvres avec les individus".
Le dessinateur @HussenotVictor nous a envoyé ce que lui inspirait la situation actuelle. Le Ministère de la culture a annoncé le prolongement de @2020anneeBd : mais pour les créateurs et créatrices, toujours pas de véritable statut et une gestion de la crise inadaptée. pic.twitter.com/7CDFuhYhG3
— Ligue des auteurs professionnels (@LigueAuteursPro) April 24, 2020
Depuis le début de la crise, la Ligue des auteurs professionnels avec 13 autres syndicats d'artistes-auteurs réclament un fonds transversal pour tous les artistes-auteurs, "un fonds unique, géré par l'État, qui permettrait de faire face à la crise sur le moyen-terme, sans rupture d'égalité", insiste Samantha Bailly. "Nous sommes des professionnels et voulons être considérés comme tels, sans avoir à aller faire l'aumône auprès d'une myriade de guichets aux critères différents !" Une pétition adressée au ministre de la Culture Franck Riester a déjà recueilli plus de 10 000 signatures.
Cette crise appelle une "petite révolution de la gestion des artistes-auteurs, mais une révolution nécessaire pour que nos professions survivent", ajoute l'autrice, soulignant que la situation actuelle met en lumière tous les dysfonctionnements que les artistes-auteurs dénoncent depuis des années.
— CAAP (@CaapAuteurs) April 22, 2020
"La politique à notre égard doit changer maintenant, parce que les conséquences économiques et sociales seront longues", poursuit-elle. Une lettre commune rédigée par les organisations professionnelles d'artistes-auteurs a été adressée le 20 avril au Président de la République, pour lui rappeler les promesses qu'il avait formulées à la profession lors du festival BD d'Angoulême. "On ne demande rien d'extraordinaire, juste des mesures de bon sens", lâche Samantha Bailly.
14 organisations professionnelles d'artistes-auteurs demandent pour ce 2nd volet de crise une gestion unifiée, simple et massive des artistes-auteurs, sans rupture d'égalité. Monsieur le Président, ces bricolages ne peuvent plus durer. pic.twitter.com/jGxA1UOVXI
— Ligue des auteurs professionnels (@LigueAuteursPro) April 24, 2020
Parce que le 11 mai n'est pas synonyme de fin de crise pour les artistes-auteurs
Comment les artistes-auteurs envisagent-ils l'avenir ? "Difficilement", répond Samantha Bailly. L'incertitude domine chez les artistes-auteurs, qui redoutent les conséquences économiques à long terme de la crise. "La rémunération en droit d'auteur est une rémunération proportionnelle aux ventes, donc déjà par nature aléatoire", explique-t-elle.
"Même si tout redémarre peu à peu, le coup d'arrêt de commercialisation des livres, des films, et de toutes les œuvres, aura des répercussions sur nos redditions de compte dans un an. Tout va être très compliqué. Pourtant, on n'a jamais autant encensé les créateurs que pendant cette période de confinement, en louant la nécessité de la culture et du divertissement...", conclut Samantha Bailly.
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