Dans "Le frère impossible", Alexandre Feraga raconte avec une pudeur bouleversante sa relation à son frère djihadiste mort en Afghanistan
Cette histoire personnelle, Alexandre Feraga l’a tue pendant des années, comme on tient le diable à distance. Après quatre romans qui ont connu un certain succès, il s’est enfin senti prêt à la déposer en mots. Cela donne un récit millimétré, au ton juste, révoltant, tout en fureur rentrée.
C’est l’histoire d’une fratrie construite sur une violence originelle. Celle d’un père algérien qui arrache ses quatre premiers enfants à leur mère pour les emmener en France dans les années 1970. D’une violence inouïe, cette première scène semble déjà sceller le destin de Samir, deux ans, turbulent comme beaucoup d'enfants de son âge, mais encore souriant. Alexandre naîtra dans l’Oise d’une deuxième union avec une Française, et sera le petit frère martyr. Le frère impossible, d’Alexandre Feraga, est publié le 11 janvier 2023 aux éditions Flammarion (272 pages, 19€50).
Un "regroupement familial"
C’est une douleur enfouie qui craignait d’être réveillée. Une histoire familiale tordue, totalement défaillante, que raconte Alexandre Feraga avec des mots qui sont à l'inverse : droits, fins, justes. Dans les années 1970, celui qui n’est pas encore son père a déjà eu quatre enfants en quatre ans : des jumelles, Samir, et un petit dernier encore bébé. Sa femme Kadhija n’a pas démérité. Mais le père est d’abord un fils, avant d'être un mari. Un fils qui fuit toute responsabilité. Il se retrouve catalogué comme déserteur après avoir omis de se présenter au service militaire, et risque quatre ans de prison. C’est l’occasion rêvée pour la grand-mère, qui se sent seule en France, de le persuader de prendre ses enfants sous le bras, et de les rejoindre, elle et son mari, dans l’Oise, grâce au regroupement familial. Sans sa femme.
Ceinturée physiquement par des cousins descendus spécialement du bled, la mère est laissée seule, répudiée sans mots, sans raison, son petit dernier encore allaité emmailloté par une vague cousine se retrouvant comme les trois autres, les jumelles de trois ans et Samir, deux ans, sur le bateau qui les emmène en France. "Ils sont trop jeunes pour se souvenir", estime la grand-mère.
Un continuum de violences physiques et psychiques
Le père, doté d’un charme qui fait illusion, trouve une jeune femme qui lui sera soumise. Deux enfants supplémentaires naissent de cette union, dont l’auteur. Alexandre va vivre toute son enfance et son adolescence entre cette mère silencieuse, comme absente à elle-même, un père qui devient progressivement alcoolique, et Samir, son grand-frère, qui en fait son objet de torture : "Durant ses premières années, il avait nourri sa petite haine contre moi. Il avait été une menace permanente qui attendait son heure pour s’exprimer. Il me faisait peur par sa seule présence. Et j’avais fini par apprendre à ne pas l’approcher, comme une bête tient ses distances."
Le petit garçon trouve cependant des refuges. Un placard, tout d’abord, où il passe des journées entières afin d’échapper à son frère, sans susciter la moindre curiosité familiale. La forêt environnante, ensuite, où il s'enfuit de cette affreuse maison et apprend à monter aux arbres pour se protéger.
Alexandre est trop jeune et chétif pour pouvoir s’opposer à Samir. Mais il est intelligent, et surtout, il développe un monde intérieur où là encore, quand il ne peut échapper à la violence, il se réfugie : "Le placard n’était pas seulement peuplé de récits indolores et de fidèles compagnons littéraires. Il m’arrivait d’y déposer des secrets inavouables, des idées noires et des prières mortifères par lesquels je cherchais une issue à ma courte vie."
Destins opposés
Qu’est-ce qui fait que deux destins en apparence similaires se mettent à diverger pour partir dans des directions diamétralement opposées ? C’est en définitive le questionnement qui affleure dans chaque page de ce récit, de la première à la dernière ligne. Aucun des enfants ne connaît d’amour parental, tous sont exposés aux violences physiques et psychiques du père. Pourquoi l’un se mue-t-il en bourreau ? Pourquoi pas l’autre ? Le rachat est-il possible ? Qu’est-ce qui sauve ? Ces questions restent sans réponse sous la douce plume d’Alexandre Feraga qui ne peut qu’émettre des hypothèses, et se tenir au plus près du sensible.
Les éléments de réponse sont, au hasard des rencontres, tous deux reliés à la religion. Alexandre trouvera une main tendue dans une école privée catholique, où il s’occupera d’enfants handicapés. Son ultra-sensibilité y fera des merveilles. On devine le destin de Samir. Deux engrenages opposés qu’une fois enclenchés, rien ne pourra plus arrêter.
Un roman autobiographique édifiant
Le récit est d’abord celui d’une défaillance intégrale du père, un père bas du front, tout en lâcheté et en arrogance. Il est par conséquent aussi celui d’une quête du père par les deux garçons. Il est par ailleurs celui des petites lâchetés des acteurs extérieurs à la tragédie qui se met en place, implacable, jusqu’au dénouement. Comme ce vigile d’une boutique de luxe qui croit bien faire en fermant les yeux sur les premiers larcins de Samir. Comme ces policiers et ces juges qui croient à la comédie du père à chaque fois qu’ils ont affaire à Samir. Le garçon tentera pourtant d’échapper à cet engrenage, mais son profil sera du pain béni pour les recruteurs djihadistes qu’il finira par croiser. Un lavage de cerveau qui signifiera pour lui, comme l’interprète son frère, la fin des souffrances et le début d’un sens donné à sa vie.
Né en 1979, Alexandre Feraga a connu le succès dès son premier roman, "Je n’ai pas toujours été un vieux con", publié en 2014. A la lecture de son écriture ciselée, délicate et limpide, on comprend à quel point la maîtrise des mots a précédé et sans doute scellé la maîtrise de son destin, qui pourtant n’était pas celui qui était écrit.
Le frère impossible, d’Alexandre Feraga, publié le 11 janvier 2023 aux éditions Flammarion (272 pages, 19€50)
Extrait : "J'ai fermé les yeux, ma forêt est apparue. J'avais une entrée secrète, et aucun lynchage ne pouvait m'en interdire l'accès. La violence m'obligeait à me soustraire au réel. Derrière mes paupières, tout était très clair. La lucidité de ceux qui échappent aux tyrans. Samir pouvait s'épuiser à me battre ou me faire battre, je n'étais pas décidé à obéir à cette violence (...)
Mes genoux écorchés, mes vertèbres meurtries, les ecchymoses sur mes cuisses n'étaient pas de taille face à cette autre interprétation de la vie qui s'exprimait en moi grâce à ces puissances de l'esprit (...)
Samir me poussait toujours plus loin vers les terres lointaines de l'abstraction. Je me retranchais à l'intérieur de mon corps. En tentant de me faire disparaître, il me détruisait en même temps qu'il me rendait vivant."
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