Débat : faut-il rééditer "Mein Kampf" ?
Rééditer "Mein Kampf", est-ce faire l'apologie du nazisme ou mettre à la disposition du public le témoignage même révoltant d'une époque ? C'est la question qui se pose avec le projet de réédition du livre d'Adolf Hitler prévue pour janvier prochain.
Reportage: I. Sabourault, C. Airaud, C. Guyone-Delagneau, M. Cazaux, A. Boutet, N. Auer, O. Sauvayre
"Editer c'est diffuser, diffuser c'est commencer à convaincre"
Pour Jean-Luc Mélanchon, coprésident du Parti de Gauche : pas question de réédition, pas question de publicité aux idées d'Hitler. "Non! Pas Mein Kampf quand il y a déjà Le Pen", écrit-il dans une lettre adressée aux éditions Fayard. "J'observe une chose, dit-il, partout où il a été édité, il a eu un succès de librairie exactement parallèle à la montée des courants politiques racistes et ethnicistes. Faut pas raconter d'histoire: éditer c'est diffuser, diffuser c'est commencer à convaincre parce que Hitler a écrit ce livre pour convaincre. Et, ma foi, il y est quand même arrivé dans son propre pays".
"Interdire sa réédition un non-sens"
"Je ne comprends pas la polémique, réplique pour sa part l'historien Denis Peschanski, spécialiste de l'histoire du nazisme, interdire sa réédition un non-sens quand Mein Kampf est accessible à tous d'un simple clic sur internet. On a, avec ce livre un document essentiel", poursuit-il, "parce qu'il a structuré l'imaginaire collectif des Allemands pendant toute la période du nazisme. Ca a été une arme de guerre de la propagande nazie. Et on se priverait de pouvoir l'analyser, de pouvoir donner des éléments de compréhension ? C'est absurde".
"Il faut arrêter de croire que Mein Kampf nazifierait les égarés... "
Un autre historien, Christian Ingrao, chercheur au CNRS, réplique directement et avec virulence à Jean-Luc Mélanchon dans les colonnes de Libé : "Il faut s’adresser à des lecteurs comme vous, Monsieur, pour les conduire à cesser de rejeter Hitler et Mein Kampf dans le pathologique et la démonologie, pour les conduire à penser en termes historiens et politiques, simplement. Il faut arrêter de croire que Mein Kampf nazifierait les égarés qui tomberaient dessus par accident. C’est un livre qui ne peut convaincre que des convertis", écrit-il avant de poursuivre : "Les cinquante dernières années de labeur acharné des historiens ont montré que le Troisième Reich ne fut pas la réalisation d’un programme écrit dans l’ennuyeux livre du futur dictateur, mais bien que le génocide constitua l’aboutissement de politiques incohérentes, obsessionnelles, portées à l’incandescence homicide par un mélange de considérations idéologiques, logistiques, économiques et guerrières. Ni les usines de mort ni les groupes mobiles de tuerie ne sont annoncés dans Mein Kampf et il est tout simplement faux de penser accéder à la réalité du nazisme et du Génocide par la seule lecture du piètre pamphlet du prisonnier autrichien".Ces arguments repris par une bonne partie des historiens s'opposent à ceux des politiques comme le PCF ou la Ligue des Droits de l'Homme qui avaient exigé en juin 2013 qu'un libraire de Berck-sur-Mer retire "Mein Kampf" de la vente au nom de la lutte contre "la banalisation des idées d'extrême-droite".
"Une catastrophe"
Le président du Conseil représentatif des institutions juives (Crif), Roger Cukierman, se désole de la prochaine réédition du livre d'Hitler. "C'est une catastrophe", dit-il à l'AFP. "On peut déjà lire tellement d'horreurs sur internet. Que va-t-il se passer si 'Mein Kampf' devient un livre de chevet". Il souhaite notamment que la Fondation pour la mémoire de la Shoah puisse être associée au travail de réédition du livre."La prohibition du mal ne stoppe pas le mal"
Alain Jakubowicz, président de la Licra (Ligue Internationale Contre le Racisme et l'Antisémitisme), estime, lui, que "la prohibition du mal ne stoppe pas le mal". La réédition de "Mein Kampf" est "inéluctable", notamment pour des raisons juridiques, juge-t-il. "Cet ouvrage existe. S'il doit être republié il faut le faire pour des raisons pédagogiques, pour expliquer le mal que ce livre a produit".
Un débat vieux de 80 ans
Dès 1934, le traducteur pour la France, André Calmettes publie un article: "Pourquoi j’ai traduit Mein Kampf". "Je n’ai pas traduit Mein Kampf sans but ni raison, explique-t-il, ce pensum de huit cent pages, je me le suis infligé de bon cœur pour les miens et pour mes amis, mais aussi pour tous les hommes et pour toutes les femmes de bonne volonté, surtout pour les jeunes. (...) On me parlera de la guerre : elle naît bien souvent de l’avidité de quelques-uns et de la peur d’une multitude ; elle ne saurait trouver de terrain plus favorable que celui de l’ignorance et de l’incompréhension mutuelles que j’ai voulu combattre".Pour tenter de clarifier défintivement la situation, en 1979, la Ligue Internationale Contre le Racisme et l'Antisémitisme (LICRA) intente une action en justice pour que celle-ci tranche sur le statut de l'ouvrage : document historique, ou incitation à la haine raciale ? La cour autorise la vente du livre, compte tenu de son intérêt historique et documentaire, mais assortit cette autorisation de l'insertion en tête d'ouvrage, juste après la couverture et avant les pages de garde, d'un texte de huit pages.
Un best-seller
Lors de sa publication en 1925 et dans les années qui suivirent, "Mein Kampf" ne fut pas un succès de librairie. 30.000 exemplaires seulement. Le chiffre des ventes augmentera à partir de 1935 pour exploser littéralement après l'accession de Hitler au pouvoir. Chaque couple qui se mariait en recevait un volume comme cadeau de l'Etat. Les avis divergent sur le nombre exact de livres vendus. Cela va de 12 millions jusqu'en 1945 pour l'historien Ian Kershaw à plus de 80 millions selon d'autres sources. Ce qui fait de Hitler un auteur parmi les plus importants en nombre de livres vendus. Ce qui lui permettra aussi, avec les droits perçus, de refuser son traitement de Chancelier.Aujourd'hui, c'est le Le Land de Bavière qui, en héritant de tous les biens de Hitler, détient les droits d'auteur internationaux du texte et les utilise pour empêcher la publication ou la diffusion d'éditions complètes et non commentées. Mais dès janvier, la Bavière sera la première à proposer une version à vertu pédagogique commentée par des historiens. "Nous avons cherché dans un premier temps à décoder les mensonges d'Hitler, explique Christian Hartmann, historien à l'institut d'histoire contemporaine de Munich, mais aussi à décoder toutes ces idéologies pour rendre l'histoire plus compréhensible aujourd'hui".
En France
En 1934, ce sont les Nouvelles Editions Latines qui proposent "Mein Kampf" dans une atmosphère bien compréhensible de polémique, la même que celle qui agite aujourd'hui le milieu politico-littéraire.Déjà détentrices des droits en 1938, les éditions Fayard ont l'intention de proposer dès janvier 2016 une réédition augmentée de commentaires et de notes. Comme pour baliser au maximum la lecture de cet ouvrage ennuyeux et pesant, sans grand intérêt autre que documentaire et historique. Chaque année, environ 2.500 exemplaires de "Mein Kampf" sont vendus en France. Mais le texte est aussi disponible sur internet.
Pour de nombreux historiens, enseignants ou libraires, cette publication doit être perçue comme la mise à disposition des étudiants, chercheurs ou citoyens d'un document historique quelle qu'en soient ses qualités (ou absence de qualités) littéraire, politique ou historique. A chacun de se faire une idée. "C'est aux lecteurs, par leur éducation et leur esprit critique de se faire leur propre opinion", conclut un historien.
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