Entrez dans "Le vrai lieu" d'Annie Ernaux
Michelle Porte propose en 2008 à Annie Ernaux de filmer les lieux de sa jeunesse. "J'ai aimé et immédiatement accepté son projet, convaincue que le lieu –géographique, social- où l'on naît et celui où l'on vit offrent sur les textes écrits, non pas une explication, mais l'arrière-fond de la réalité où, plus ou moins, ils sont ancrés".
L'écrivain se livre à l'exercice. Un peu mal à l'aise au début dans "ce face à face rapproché dans un espace restreint, sous l'œil sans regard de la caméra", qui lui parait d'une "violence inexplicable", ce huis-clos qui lui rappelle l'oral du Capes, ou une séance de radiographie, raconte-t-elle.
Une vérité qui jaillit
La romancière surmonte le trouble et se laisse aller à l'exercice de la parole filmée, qui fait émerger "une autre vérité que celle des textes publiés (…) Une vérité qui jaillit de façon brutale, affective, dans des images, "ma mère, c'est le feu !", des raccourcis, "Paris, je n'y entrerai jamais!" ou "je ne suis pas une femme qui écrit, je suis quelqu'un qui écrit, comme des cris du cœur et de l'inconscient".
De ces entretiens, Michelle Porte ne garde qu'une partie. Le documentaire, "Les mots comme des pierres" (Folamour productions), a été diffusé sur France3 en 2013. "Le vrai lieu" reprend l'intégralité des entretiens menés à l'époque, légèrement "nettoyés" par la romancière, "pour en rendre la lecture possible sans effort".
Incursion dans la genèse d'une œuvre
A travers le prisme des lieux, -Yvetot, Paris, Cergy- "Le vrai lieu" propose une incursion dans l'œuvre et la vie, indissociables, d'Annie Ernaux. On y retrouve tout ce qui nourrit son œuvre depuis "Les armoires vides" (Gallimard, 1974) : l'enfance à Yvetot dans la maison et l'épicerie familiale, dans ce milieu qui est le sien, enfant, le monde "de ceux qui n'en sont pas", de ses parents devenus commerçants mais toujours poursuivis par la crainte de "retomber ouvriers".
On y retrouve aussi la sœur morte avant sa naissance ("L'autre fille", Editions Nil, 2011), la mère ("Une femme", Gallimard, 1988), le père, la lecture, comme "lieu de l'imaginaire et ouverture sur le monde" et les livres qui l'ont marquée ("Jane Eyre", "Autant en emporte le vent", "Le 2e sexe"). Elle parle aussi de la photographie, comme matière première de l'écriture ("Les années", Gallimard, 2008).
"C'est une certitude pour moi que nous pouvons savoir qui nous avons été, quels sont nos désirs, aller plus loin dans notre propre histoire, en essayant de nous souvenir de tous les textes lus, mais aussi les films, tous les tableaux vus, en dehors même de leur valeur artistique", souligne la romancière. C'est ce "musée intérieur qui nous constitue", celui d'Annie Ernaux, que le lecteur est invité à visiter.
Le vrai lieu : l'écriture
"Je ne crois pas avoir jamais autant dit sur la naissance de mon désir d'écrire, la gestation de mes livres, les significations, sociales, politiques, mythiques, que j'attribue à l'écriture". Et en effet, on y apprend beaucoup dans "Le vrai lieu" sur ce qui, à l'origine, a amené la romancière à écrire, sur "cet état-là" qui lui semble "le seul vrai", et dont elle a du mal à parler tant il paraît "affreusement intime", "susceptible de réprobation, même", "attitude sans générosité, qui a à voir avec la mort sociale…". Ecrire, une manière de "refuser le monde pour en construire un autre".
Au centre de ces entretiens donc : les livres. Ceux qu'elle a lus. Ceux qu'elle a écrits. "Ouvrir un livre, c'est pousser une porte et se trouver dans un lieu où il va se passer quelque chose pour soi", nous dit Annie Ernaux, pour qui le livre est le vrai lieu. "Si on passe sept ans sur un livre, qu'on le termine, il y a quelque chose qui existe vraiment dans le monde en dehors de soi. Pour moi, c'est comme si j'avais bâti une maison. Où quelqu'un peut entrer, comme dans sa propre vie à lui".
Le vrai lieu" est un livre vif, qui ouvre une porte sur l'intimité de l'atelier d'une grande auteure. Rare. Et passionnant.
Le vrai lieu Annie Ernaux (Gallimard - 110 pages - 12,90 euros)
Extrait :
"Les souvenirs sont des choses. Les mots aussi sont des choses. Il faut que je les ressente comme des pierres, impossible à bouger sur la page, à un moment. Tant que je n'ai pas atteirnt cet état, cette matière du mot, de la phrase, ça ne me convient pas, c'est gratuit. tout cela relève de l'imaginaire, bien sûr, de l'imaginaire de l'écriture. Écrire, je le vois comme sortir des pierres du fonds d'une rivière. C'est ça."
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