"Alpinistes de Mao", un récit captivant "au cœur de la lutte des glaces"
Trois ans après "Alpinistes de Staline", prix Albert Londres du livre en 2020, Cédric Gras revient avec une enquête sur l'histoire des pionniers de l'alpinisme chinois. Où il est davantage question de géopolitique et de grandeur de la nation que de passion pour la montagne. L'auteur sera ce dimanche 23 avril au Salon du livre de Paris.
On dit de la foi qu'elle peut déplacer les montagnes. Si les références bibliques n'avaient pas cours dans la Chine de Mao, où l'on s'abreuvait plutôt de citations tirées du Petit livre rouge, le fanatisme quasi religieux des alpinistes pour le grand Timonier leur a sans doute permis de se hisser vers le plus haut sommet de la terre. Mais Qu Yinhua, Wang Fuzhou et Gonpo ont-ils vraiment atteint les 8848m d'altitude du Qomolangma (nom chinois de l'Everest) par son versant nord dans la nuit du 24 au 25 mai 1960 ? Cédric Gras, qui a enquêté à partir de sources russes et chinoises, en doute et nous avec tant semble invraisemblable le récit officiel de cette expédition éminemment politique. Son dernier et passionnant ouvrage, Alpinistes de Mao (éditions Stock), retrace la conquête du toit du monde à la lumière de l'histoire tumultueuse d'un pays soumis au culte de son leader et aux bienfaits de la lutte des classes.
Propagande et affabulations
On avait découvert il y a trois ans la trajectoire, entre gloire et déchéance, des frères Abalakov, valeureux alpinistes victimes des purges staliniennes malgré leurs faits d'arme. Pendant ses recherches pour le déjà captivant Alpinistes de Staline, prix Albert Londres 2020, Cédric Gras était tombé sur des documents qui relataient la formation à la haute montagne de novices chinois par des Soviétiques dans les années 50. Une histoire étonnante qui pique alors la curiosité de ce fin connaisseur de l'ex URSS et arpenteur des pentes himalayennes. La difficulté à trouver des sources rend la tâche complexe. Mais la sortie en 2019, pour la fête nationale, du film The Climbers avec Jackie Chan, "un navet ultrapatriotique" jamais distribué en France qu'il a pu regarder sur internet, le convainc de reprendre le fil d'une aventure qui retrace, avec force propagande et affabulations, cette première ascension de la face Nord de l'Everest. Du moins est-ce ce qu'affirme le discours officiel...
"Pour Alpinistes de Staline, ce n'était pas trop compliqué puisque je parle russe et je savais où chercher, raconte l'auteur, interrogé lors d'une rencontre à l'occasion du Festival du film Aventure et Découverte de Val d'Isère. Pour les Chinois, ça l'était bien plus. Non seulement on n'a pas accès aux archives mais on ne sait même pas si elles existent. J'ai réuni malgré tout une somme d'informations en partie inédites, et beaucoup de témoignages des Russes qui avaient encadrés les Chinois."
Des contacts lui ont dégoté un texte dans la bibliothèque de l'équivalent d'un Club alpin au Sichuan. "Une bénédiction" que cette sorte d'autobiographie de Liu Lianman, l'un des protagonistes, qui livre de trop rares détails sur sa vie, même si les 20 pages consacrées à l'expédition de 1960 ont été arrachées. Il existe aussi un "document ultra confidentiel" qui révèle des détails techniques intéressants sur le matériel et des considérations géopolitiques, "comme la revendication territoriale des vallées sud de l'Everest", source aujourd'hui encore de tensions avec l'Inde voisine. Et puis il y a les articles de presse de l'époque et les comptes-rendus d'expéditions, monuments de lyrisme pollués par la propagande. "Je suis devenu assez fort en exégèse de textes maoïstes" s'amuse Cédric Gras.
Une affaire d'état
C'est qu'il est bien difficile de déméler le vrai du faux dans les débuts de cette épopée himalayenne à replacer dans un contexte historique particulier. Dans les années 50, dix des quatorze sommets de plus de 8000 mètres sont gravis les uns après les autres. Parmi eux, l'Everest, vaincu en 1953, côté népalais, par Tenzing et Hillary. Les Soviétiques sont à la traîne mais ils en rêvent. En formant, chez eux puis en Himalaya, les tout premiers alpinistes chinois, ils comptent bien faire naître un "himalayisme socialiste" qui leur ouvrira les portes d'un Tibet désormais interdit d'accès. La disparition d'Irvine et Mallaury en 1924, sans que l'on sache si les deux Anglais ont ou non atteint le sommet, offre la possibilité d'une première. La date est fixée à mars 1959, pour commémorer les dix ans de la République populaire. Mais le soulèvement des Tibétains au même moment va en décider autrement.
Du côté chinois, les ambitions sont tout autres. L'époque est au "Grand bond en avant" et à la colonisation du Tibet à marche forcée. Qu'importe la famine qui décime le pays. Dompter le Qomolangma, c'est "une affaire d'état" dans laquelle on investit des sommes faramineuses. "L'himalayisme maoïste est avant tout politique et non une liberté d'Occidental épris d'altitude" écrit l'auteur. "Il n'est même pas qu'une affaire de gloire et d'exploit patriotique. C'est une conquête militaire d'un territoire jusqu'à ses éminences les plus vertigineuses".
La rébellion tibétaine matée dans le sang, les Chinois se lancent donc seuls au printemps 1960. Formés en un temps record, Xu Jing, Liu Lianman, Wang Fuzhuou et leurs compagnons de cordée, soigneusement sélectionnés et fidèles au Parti, vont se retrouver aux prises avec l'altitude, le froid, les engelures et les avalanches. Ces hommes très peu expérimentés sont dotés d'une "obstination", d'une "volonté de vaincre" et d'un "sens du devoir" exceptionnels se souviendront leurs formateurs russes. Jamais ils ne font part de leurs sentiments personnels. Ils vont tout affronter pour tenter de porter le buste de leur chef au sommet et y faire flotter le drapeau rouge.
Plutôt mourir que trahir le Parti
Plutôt mourir que d'abdiquer, trahir le Parti et les attentes du peuple retiendra le récit officiel, "truffé de zones d'ombre", d'épisodes ahurissants et de mantras larmoyants qui prêtent à rire. En plus des incohérences, il n'y a aucune preuve, aucune photo quand bien même les hommes sont réellement montés très haut. En Chine, il n'y a pas de place pour le doute. "On clame leur victoire et le rouleau compresseur de la propagande a fait le reste" souligne Cédric Gras.
L'épopée de l'himalayisme chinois ne s'arrête pas pour autant. Dernier 8000m vierge, le Shishapangma est gravi en 1964. L'Everest, lui, reste en ligne de mire. Mais le tourbillon de la grande Histoire s'invite à nouveau dans les projets. Avec la Révolution culturelle qui s'abat sur le pays, plus question d'expéditions. La plupart des héros d'un alpinisme soudain devenu inutile, élitiste et contre-révolutionnaire sont envoyés en "classe d'étude", comme des milliers de leurs compatriotes, ou plutôt en "camp de travail" humiliant, comme sera le seul à reconnaître, des années plus tard, Xu Jing. Après cette période particulièrement sombre, les véléités d'ascension reprennent à la faveur de nouveaux changements politiques. Et le 26 mai 1975, mieux équipés, neuf "camarades" atteignent le sommet du monde, sans aucun doute cette fois.
Des premiers héros il ne reste aujourd'hui plus que Gonpo, qui persiste dans la version officielle. Cédric Gras n'a pas souhaité l'interroger, il n'aurait assurément rien appris de plus. Malgré la frustration de ne pas avoir le fin mot de l'histoire, cette croisade himalayenne qui se lit comme un roman d'aventure est d'une grande richesse et donne à découvrir un pan méconnu de l'histoire d'une Chine aujourd'hui plus que jamais sur le devant de la scène internationale.
"Alpinistes de Mao" de Cédric Gras, éditions Stock
Cédric Gras sera ce dimanche 23 avril au Salon du livre de Paris, de 13h à 15h sur le stand de son éditeur.
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