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Interview Arthur Hubschmid, "styliste" de L'école des loisirs : "L'humanité ne pourra jamais se passer des histoires"

Le 31e Salon du livre et de la presse jeunesse de Montreuil ouvre ses portes demain mercredi. Arthur Hubschmid fabrique des livres pour les enfants depuis presque 50 ans. C'est l'âge de L'école des loisirs, qui fête avec de nombreux événements cet anniversaire cette année. Arthur Hubschmid est l'âme de cette maison d'édition, qui enchante avec ses livres les enfants depuis 50 ans. Rencontre
Article rédigé par Laurence Houot
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 17min
Arthur Hubschmid, directeur éditorial de L'école des loisirs
 (Laurence Houot / Culturebox)

Tous les auteurs de l'Ecole des loisirs en parlent avec respect : Arthur Hubschmid, celui qui depuis 50 ans renifle les meilleurs d'entre eux, les accompagne, les fait accoucher. Arthur Hubschmid, l'âme artistique de la maison, la cheville ouvrière, le pilier.
 
Arthur Hubschmid est né en Suisse il y a 75 ans, dans une famille pauvre où il n'y avait pas un livre, sauf la Bible, et où tout était interdit. Enfant, il dit avoir été sauvé par une bibliothécaire. "Je me suis drogué aux livres, et ça, à cause d'une bibliothécaire", dit-il. Très vite, Arthur Hubschmid s'échappe de sa banlieue zurichoise et vient à Paris, où il se fait embaucher comme stagiaire dans une maison d'édition scolaire catholique (les Editions de l'école).

A cette époque la maison ne publie que des livres scolaires. Au début des années 60, Arthur Hubschmid se rend avec Jean Fabre, le patron, à la Foire de Franckfort. "Regarder des stands de livres scolaires, c'est très ennuyeux", se souvient-il. Ils décident alors de jeter un coup d'œil aux livres pour les enfants. Au retour, Jean Fabre lui confie un nouveau département de livres pour enfants qu'il baptise "L'école des loisirs". C'est le début d'une grande aventure, qui 50 ans après, continue à passionner cet amoureux des livres. C'est lui qui a publié pour la première fois en France Tomi Ungerer, Maurice Sendak ou Leo Lionni. Lui qui a découvert Grégoire Solotareff, Nadja, Kazuo Iwamura. Lui qui a fait accoucher Stephanie Blake de son super héros Simon…

Le géant de Zeralda, Tomi Ungerer
 (Tomi Ungerer / L'école des loisirs)
C'est dans les bureaux de la rue de Sèvres, qui abritent depuis toujours cette maison devenue une institution, qu'on le rencontre. Arthur Hubschmid. Un homme discret, qui  prend son temps pour répondre aux questions, ponctue ses phrases de longs silences, dessine dans l'air avec ses grands bras pour appuyer ses propos, et finit toujours par dire (Ô joie !) des choses auxquelles on ne s'attend pas.

INTERVIEW AVEC ARTHUR HUBSCHMID

Un bon livre pour les enfants, c'est quoi ?
C'est un livre qui intéresse les enfants.

C'est tout ?
Oui, c'est une bonne question, mais qui n'a pas de réponse. C'est pour ça qu'il n'y a pas de recettes.

Qu'est-ce qu'il y a dans votre tête quand vous ouvrez un projet de livre pour enfant ?
Euh je ne sais pas, on ne peut pas faire une carte précise de ma cervelle. Ce que je peux vous dire, c'est ce que je ressens quand je lis. J'ai été sauvé par le livre. Depuis que je suis tout petit, je lis. C'est un plaisir. C'est même devenu une drogue. J'aime les livres. J'aime passer du temps à lire. Et je suppose que quelqu'un qui aime boire du vin et en boit beaucoup, à force, se fait le palais, acquiert une certaine culture du vin, et peut apprécier ce qui lui semble le mieux. Et bien c'est pareil pour les livres. Il faut que ça me plaise. C'est une notion vague, mais je ne peux pas dire autre chose. Un livre c'est une voix personnelle, c'est quelqu'un qui vous parle. Les livres sont des amis. Des amis pas encombrants. Des amis épurés. Leur seul défaut c'est qu'on ne peut pas vivre qu'avec des livres.

Vous avez découvert tous les grands noms de la maison depuis 50 ans, les Ungerer, Sendak, Stephanie Blake…  On peut dire que vous avez du flair non?
Je ne sais pas. Mes amis me disent : "Tu aurais dû être styliste !"

Pourtant vous ne cherchez pas à être à la mode si ?
On n'a jamais ce qu'on cherche. Mais du moment qu'on cherche, on trouve. Et ce qui compte, c'est le plaisir et la curiosité, l'envie d'aller voir ce qui se passe ailleurs. C'est ce que j'ai fait au début de l'Ecole des loisirs. A l'époque c'étaient les anglo-saxons qui faisaient les meilleurs livres pour enfants. Je suis allé à New York pour comprendre. Ursula Nordstrom, mon idole, était la patronne de Harper & Row  (aujourd'hui Harper & Collins). Elle publiait Sendak et Ungerer. J'ai rencontré ces gens. Avec mon anglais hésitant, on a bu des verres et voilà.

Je n'étais rien à l'époque. Un jeune garçon de 25 ans qui ne comprenait rien à rien. Mais j'étais curieux et pas encombré de quelque conception que ce soit sur l'édition des livres pour enfants, mais je trouvais leurs livres légers, amusants et intéressants. A l'époque, en France, il y avait soit Walt Disney, soit la littérature jeunesse des cathos, soit celle des communistes. Et puis un peu à côté, les albums du Père Castor. Mais c'était déjà la fin de la grande époque du Père Castor. Tous les grands auteurs étaient partis aux Etats-Unis et y avaient d'ailleurs apporté leurs idées, comme Duchamp avec la peinture. Les anglo-saxons sont les précurseurs, avec des gens comme Kate Greenaway les inventeurs dans les années 1840-50 du livre pour les enfants moderne.
"Polly", Kate Greenaway, tiré de "The Queen of the Pirate Isle", de Bret Harte. Facsimile de  l'édition originale, 1885
 (Wikimedia)
Comment fait-on pour bien choisir ce qui va plaire aux enfants quand on n'est pas soi-même un enfant ?
Qui vous dit que je ne suis pas un enfant ? Je pense qu'il y a une part de refus de l'adulte en moi. En fait, ce n'est pas très compliqué : il faut laisser de côté l'adulte qui est en nous, qui s'est installé avec le temps. La vanité, c'est le premier souci. Le problème des adultes, c'est de vouloir montrer qu'on est intelligent, qu'on est cultivé. Et ça, c'est juste chiant. Les enfants n'ont pas ça. Ils ont leur vanité à eux aussi, mais ils n'ont pas encore appris à masquer.

Quand vous avez un projet entre les mains, comment reconnaissez-vous que c'est un bon livre pour les enfants ?
C'est comme un type qui cherche une perle. Il y en a très peu. C'est très rare. Et tant mieux d'ailleurs. Sinon ce ne serait plus drôle. En fait la question n'est pas celle du bon livre, mais des bons auteurs. Il faut faire des repérages. L'auteur qui arrive pour la première fois avec un chef-d'œuvre comme premier livre, ça n'existe pas, à part "Le guépard" de Giuseppe Tomasi di Lampedusa, qui est l'un des seuls exemples de chef d'œuvre unique. C'est le travail de l'éditeur, un peu comme les marchands d'art. C'est une question de temps. Il faut sentir la potentialité d'un auteur. Quand on sent qu'il y en a une, on cherche à faire sortir les choses. Parfois ça réussit, parfois on se trompe.
 
Et comment s'y prend-on ?
Alors ça, cela dépend de qui on a en face de soi. Il y a des gens qui réagissent à certains appâts, d'autres pas. Il faut bien choisir l'appât. C'est un jeu compliqué. On n'a pas envie d'entendre ce qui gêne. Parfois on peut être brutal, et le résultat est le contraire de ce que vous vouliez.

Comment vous reconnaissez un bon auteur ?
C'est indéfinissable. Un bon auteur de livre pour les enfants, en général c'est un bon illustrateur, un bon dessinateur. Un livre pour les enfants, c'est d'abord les images. C'est avec ça qu'on parle en premier aux enfants. Il y a les mots bien sûr. Une bonne histoire, des bons dialogues, comme au cinéma. Mais c'est d'abord l'image. C'est ce que je regarde en premier, comme les enfants. Et certains dessins ont du charme, d'autres pas. Et ça, on ne peut pas y faire grand-chose. Les textes, ça peut se retravailler. Les dessins, c'est comme les sourires, on ne sait pas pourquoi, mais il y a des sourires qui ont du charme, et d'autre pas. Les auteurs de livres pour les enfants sont presque tous d'abord des gens d'image. Et s'ils sont malhabiles avec les mots, c'est plus facile à améliorer. Avec le dessin, il n'y a rien à faire.
  (Solotareff)
Comment êtes vous devenu éditeur de livres pour les enfants ?
J'avais une formation de typographe. Mon but, c'était de m'enfuir de la Suisse. Pour tout un tas de raisons, familiales entre autres. Pour le reste, je ne savais pas trop ce que je voulais faire, mais je savais ce que je ne voulais pas faire. Et comme Paris vu de ma banlieue zurichoise inculte était le centre du monde, je suis parti à Paris. Il y avait Paris, et il y avait New-York. Et d'ailleurs (petite parenthèse qui fait échos aux attentats du 13 novembre), pour moi Paris est la ville la plus charmante. Et les Parisiennes, c'est ce qu'il y a de mieux au monde.

Mais c'est à New –York que vous avez fait vos plus belles découvertes non?
Oui. Il y a eu deux escapades fondatrices : New-York et le Japon. A l'époque, à la fin des années 70, 80s, le Japon est le seul pays non occidental avec le même niveau de technologie et le même standard de vie, mais où la culture est radicalement différente de la notre. Ils ont les mêmes moyens, les mêmes outils que nous, mais ils y sont arrivés par d'autres voies. Et ça c'était très intéressant pour moi. C'était une autre façon de travailler. Les éditeurs ne fonctionnent pas pareil. Si on prend l'exemple de "La famille souris" de Kazuo Iwamura, c'est l'image de la famille idéale au Japon, en harmonie avec la nature, le pique-nique, c'est le cliché, l'image du bonheur. C'est cliché mais c'est excellemment fait. C'est important ce genre de truc. Nous faire voir à nous autres ce que sont les rêves des autres civilisations. C'est important de surveiller son ego, important de freiner sa propre présence, important de prendre plus en considération l'existence de l'autre. On a du mal avec ça. Mais c'est important pour nous tous.
Le Pique-nique de la famille souris, Kasuo Iwamura
 (Kazuo Iwamura / L'école des loisirs)
Et une bonne histoire, c'est quoi ?
Toutes les bonnes histoires sont basées sur un archétype de l'affrontement, un viol en fait si on résume : affrontement Masculin/Féminin, Riche/Pauvre, Société civilisée /Barbares. Et toute l'affaire est de civiliser le monstre. Faire en sorte que le monstre devienne une ONG au service du monde entier. C'est ce qui se passe dans "Les trois brigands" (Tomi Ungerer). Pareil avec le Géant de Zéralda (Tomi Ungerer). Donc c'est un géant qui bouffe les enfants. Un jour il est tellement excité à l'idée de manger une petite fille qu'il se casse la figure. Et là, la petite fille qu'est-ce qu'elle fait ? Elle le soigne et elle lui donne à manger. C'est le cliché de l'humanité. D'un côté la petite fille qui rêve de faire d'un grand méchant guerrier son prince charmant, son chevalier servant, de l'autre le garçon qui veut être un type puissant et rêve de se choper une princesse pour qu'elle s'occupe de lui… (Il sourit).
 
C'est pas que ça mais presque, en fait. Depuis 100 000 ans nous n'avons pas beaucoup évolué. Ce qui a évolué c'est notre savoir, notre technologie, et c'est aussi à ça qu'ont servi les livres, à stocker le savoir, qui a pu être ainsi transmis de générations en générations. C'est ce qui permet aujourd'hui à n'importe qui d'aller voir une encyclopédie écrite au siècle des Lumières. Depuis Galilée, Darwin, le savoir s'accumule. Ce sont les traces du savoir, et à chaque génération on ajoute des traces aux traces. Le savoir a explosé en quatre siècles et encore plus depuis l'invention des "computers". Pour le reste, pour les histoires, on n'a pas évolué depuis les grottes…

Les livres ça sert à quoi ?
A rien !
(Suit un silence)
A passer le temps. Pourquoi voulez-vous que cela serve ? Tout sert. Respirer, courir, lire, ça sert à vivre. Si on a des occupations de qualité. On a une vie de qualité. Donc il faut bien choisir les livres que l'on lit.

Aujourd'hui il y a des tonnes de livres qui sont publiés chaque année, énormément de livres pour les enfants aussi. Comment on fait pour choisir?
Aujourd'hui on a vaincu les difficultés pour se nourrir, se vêtir, se chauffer. On n'a plus aucun problème et donc on produit tellement que ça nous noie. A chacun de trouver ses mécanismes de défense. J'ai passé ma vie à lire et je sais ce que j'aime. J'ai développé une stratégie, pour être confortable par rapport à la consommation. Par exemple pour les vêtements j'ai opté pour l'uniforme. Des vêtements qui sont confortables et pas moches. J'ai cette chemise en plusieurs exemplaires, pareil pour le pantalon, le pull et les chaussures. Ca m'évite de perdre mon temps. Pour les livres c'est pareil. Je sais ce que j'aime. Je fais le tri. Par exemple moi j'aime les livres entre guillemet "documentaires", des livres d'histoire, de géologie, de géographie, d'économie. Donc je cherche les auteurs qui en rendent l'accès agréable, facile intéressant. Il faut souvent faire le tri soi-même. Mais je fréquente aussi les librairies. Les libraires peuvent être d'un grand secours pour faire ce tri.

Vous ne lisez pas de romans?
Non. Je crois que la littérature est arrivée à la fin d'un cycle. C'est devenu répétitif. Parce que la condition humaine, la vie des uns avec les autres était un sujet énorme au XIXe siècle, que des auteurs comme Stendhal, Flaubert, Balzac ont très bien traité. Mais aujourd'hui c'est devenu indigeste. L'intérêt des auteurs de ce que les anglo-saxons appellent la "non-fiction" c'est qu'ils ne parlent pas d'eux-mêmes, pas directement en tous cas. Et parler de ce qui est extérieur à soi demande un effort de curiosité. Et c'est plus intéressant. Pour moi en tous cas.

Vous citez souvent les mêmes auteurs, Ungerer, Sendak, il n'y a rien eu d'intéressant depuis ?
Non pas du tout. Je pense qu'on n'a pas baissé en qualité, mais c'est moi qui suis devenu vieux. Mon disque dur est saturé. Ce ne sont pas les livres qui sont devenus moins intéressants, mais ce sont les livres et les auteurs que j'ai publiés dans ma jeunesse qui sont le mieux gravés dans ma mémoire.
 
Qu'est-ce qui vous parait intéressant à faire aujourd'hui pour les enfants?
On arrive aussi à une fin de cycle. C'est un peu usé. C'est rarement frais. Rarement ténu. Cela m'arrange, parce que je suis vieux. Alors aujourd'hui ici ce qu'on explore ce sont les livres "documentaires". C'est intéressant parce qu'on sort de chez soi. Aborder certaines thématiques, comme les sciences naturelles, que l'on a  négligées pendant longtemps. Par exemple observer les fourmis de près et les montrer de manière intéressante. Le but n'est pas d'enseigner, mais de plaire aux enfants avec des choses intéressantes. C'est mon combat de tous les jours. Continuer à faire des choses intéressantes qui plaisent aux enfants. Sinon on s'ennuie.

Vous pensez que le livre a un avenir ?
Les livres je ne sais pas. Mais l'humanité aura toujours besoin d'histoires.

Pourquoi pensez-vous que l'on aura toujours besoin des histoires ?
Parce qu'on a peur. Pourquoi à votre avis les gens lisent plutôt le soir ? Parce qu'ils ont peur. Ils ont peur quand le soleil se couche. On a beau être très très intelligents, on ne sait pas ce qui va se passer. C'est le principe de Shéhérazade. Ça nous rassure. Moi ce sont les livres qui m'ont sauvé. Quand j'étais très jeune. 8-9 ans, j'étais terrorisé par ma mère, qui débloquait, à cause d'une maladie. C'était très inquiétant. Et j'ai rencontré une bibliothécaire qui m'a donné des livres à lire. Des livres que j'emportais à la maison. Et le soir quand je lisais, j'avais l'impression d'être dans une cabane solide, construite avec des gros rondins de bois, au chaud, avec de la lumière, protégé des tempêtes de neige. C'était un refuge, j'étais bien au chaud pendant qu'autour c'était le chaos. C'était une protection vitale. Tout le monde a des moments difficiles. On a tous des malheurs. Et les livres sont comme des amis intelligents, qui nous racontent des histoires qui nous rassurent, qui nous consolent.
 
Arthur Hubschmid sourit. "Les livres, c'est une façon agréable et intéressante de vivre", conclut-il avant de nous ouvrir pour la photo la porte de son bureau, un endroit qui ressemble à une cabane, construite avec des livres.

A VOIR :
Une histoire, encore ! 50 ans de création à l’école des loisirs
Musée des Arts Décoratifs jusqu'au 7 février 2016

Toutes les manifestations qui célèbrent le cinquantenaire de L'école des Loisirs

Salon du livre et de la presse jeunesse de Montreuil
Du 2 au 7 décembre 2015

A LIRE :
On ne s'en fait pas à Paris - Un demi-siècle d'édition à l'école des loisirs Texte : Boris Moissard, Illustrations : Philippe Dumas (L'Ecole des loisirs - 15 euros)

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