Susie Morgenstern, Grande Ourse 2024 du Salon du livre jeunesse de Montreuil : "On lit parce que l'on a un modèle"
De La Sixième (L'École des loisirs) à Le Monde est à toi (avec Hélène Druvert, Saltimbanque) en passant par Mister Gershwin, les gratte-ciels de la musique (avec Sébastien Mourrain, Didier Jeunesse) ou La Rentrée sans tête (avec Églantine Ceulemans, Les Arènes), Susie Morgenstern s'est appropriée tous les formats du livre jeunesse pour donner vie à l'univers malicieux de l'enfance. Drôles et pétillants comme elle, ses personnages font écho au bon sens qui se dégage des enfants au quotidien.
Née en 1945 à Newark, aux États-Unis, l'écrivaine a publié plus d'une centaine d'ouvrages chez une trentaine d'éditeurs. "Ses livres, qui célèbrent le quotidien, l'école, la famille, la sororité et les relations intergénérationnelles, sont imprégnés de sa capacité à s'émerveiller et de sa quête du bonheur", résume l'équipe du Salon du livre et de la presse jeunesse (SLPJ) qui lui a attribué dès le 7 novembre la Grande Ourse 2024 pour saluer une écrivaine dont "l'acte même d'écrire (demeure) au cœur de son œuvre".
Franceinfo Culture : Qu'est-ce que cela représente pour vous de recevoir la Grande Ourse du Salon du livre et de la presse jeunesse de Montreuil l'année où il fête ses quarante ans ?
Susie Morgenstern : Je suis très honorée. L'équipe du salon me l'a annoncé en me disant qu'ils avaient une bonne nouvelle pour moi, le jour où Donald Trump [6 novembre 2024] a été élu président des États-Unis, une journée noire pour moi. Et c'est vrai que c'était une bonne nouvelle dans ma petite vie. Ça m'a fait très plaisir. Ce sont les quarante ans du salon et mes 80 ans cette année. Je suis fidèle depuis la première édition. J'ai loupé celui de l'année dernière parce que j'ai été opérée du genou et que je ne pouvais pas marcher. C'est mon 39e Salon de Montreuil et j'admire tant l'équipe qui l'organise.
La Grande Ourse récompense une carrière. Que vous a dit l'équipe du SLPJ à propos de cette distinction ?
J'ai aimé entendre le mot "audace". C'est l'un de mes mots préférés. Je suis audacieuse, c'est l'une de mes qualités. Je suis déjà audacieuse d'écrire en français...
Vous êtes née aux États-Unis. L'anglais est donc votre langue maternelle. Où et comment avez-vous appris le français ?
Je ne savais que trois mots quand je suis arrivée en France à 22 ans. Je n'ai jamais appris, mais on finit par apprendre. Ne pas parler la langue du pays où l'on vit, c'est être aveugle. J'ai appris, mais "aïe" l'accent !
Faut-il de l'audace pour écrire pour les enfants ? Qu'avez-vous envie de leur transmettre ?
Je ne sais pas si j'écris pour les enfants parce que je crois vraiment que j'écris pour moi-même. Écrire est une passion, je ne sais pas faire autre chose. Ce que j'aimerais, c'est faire aimer lire parce que cela a toujours été un plaisir dans ma vie. Et vous savez, quand on a du plaisir, on veut le partager. Au départ, j'ai payé mes petits-enfants – à 7, 8, 9 ans – pour lire mes livres. Trois d'entre eux ne lisaient pas du tout. Mais pour 5 euros, ils s'y sont mis.
"Je suis prête à payer n'importe quel enfant pour lire parce que je pense que si on l’encourage à lire, un puis deux ou trois livres, après ça va tout seul."
Susie Morgensternà franceinfo Culture
J'ai un petit-fils, Sasha, qui a 13 ans. Il lit tout le temps. C'était un enfant qui était malade : il n'est pas allé à l'école et il est resté toute son enfance à la maison. Et il lisait. Sasha est au collège maintenant, mais c'est toujours un très grand lecteur. C'est un écrivain grandiose également. Je vous assure que j'essaie de l'imiter parce qu'il écrit tellement mieux que moi.
Vous avez transmis votre vocation à votre petit-fils...
À plusieurs d'entre eux en tout cas. Par exemple, Sasha vient tous les mercredis travailler avec moi sur un livre, que nous écrivons ensemble, La Retraite à 13 ans. Avec ma petite-fille Emma, nous avons remporté un prix à Saint-Pierre-et-Miquelon pour notre livre Les Vertuoses. Nous l'avons écrit quand elle vivait avec moi. J'ai également écrit un livre avec chacune de mes filles.
Vos petits-enfants, vos filles... L'écriture se transmet chez vous. C'est venu naturellement le fait de travailler avec votre descendance ?
Cela fait partie de ma transmission. Pour Sasha, c'est vraiment venu tout seul parce qu'il a déjà écrit trois romans et c'est vraiment bien.
Comment parvient-on à écrire pour des enfants, à se mettre dans leur peau alors que l'on est un adulte ?
Nous avons tous été des enfants. L'enfant que nous étions est en nous pour l'éternité, nos petites éternités. Mes enfants me reprochent d'ailleurs d'être un enfant : je vais avoir 80 ans cette année et je crois que j'ai 14 ans d'âge mental (rires). J'ai des enfants, des petits-enfants et même un arrière-petit-enfant. Mes trois ou quatre derniers livres étaient pour mon arrière-petit-fils. Ce sont des livres pour bébé, comme celui que j'ai devant moi qui s'intitule Pour toi bébé. Je revis toutes ces "années bébé" à travers lui. Et c'est absolument fascinant.
Vous aviez confié que le déclic, celui d'écrire pour les plus jeunes, s'est produit quand vous êtes devenue mère...
Oui, j'ai toujours été écrivain mais j'ai commencé à écrire pour la jeunesse quand je suis devenue mère. Mais je le suis devenue à 22 ans. Mes petits-enfants m'inspirent beaucoup et maintenant ce bébé… J'ai vécu pleinement la vie de mes enfants à l'école, d'autant que j'étais étrangère.
"Un adulte est toujours un enfant parce que l’on a été des enfants. Nous avons ça en nous dans le meilleur des cas, car malheureusement, il y a des adultes qui oublient l'enfant en eux."
Susie Morgensternà franceinfo Culture
Toutes les personnes qui font de la littérature jeunesse auraient donc cette capacité de se souvenir de leur enfance et d'en user. C'est une baguette magique que vous possédez…
C'est vrai ce que vous dites. Nous avons quelque chose en plus. Nous avons une magie, la magie des souvenirs. Je ne peux pas dire que c'est le cas pour tous les auteurs. Mais moi, si.
Quelles sont vos sources d'inspiration ?
Elles sont partout, à tout moment. Leurs interrogations m'importent. Comme "Est-ce que vous rougissez quand on dit le mot sexe ?" [dans CM les grandes questions avant la 6e publié chez Saltimbanques éditions]. J'en parle très librement dans mes livres et les enfants sont toujours très gênés. J'aime leur faire savoir qu'ils n'ont pas à l'être. Pour continuer sur mes sources d'inspiration, mon grand petit-fils de 27 ans joue à l'Ultimate [sport collectif autour du frisbee] et nous écrivons aussi un livre ensemble sur un enfant qui découvre le frisbee.
Vous rencontrez beaucoup vos petits lecteurs dans les écoles justement...
Une grande partie de notre travail, c'est d'aller dans les classes. Récemment, à Brives, les enfants m'ont retourné les questions de CM, les grandes questions avant la 6e. Le livre rencontre beaucoup de succès. Il permet de formidables rencontres dans les classes. On travaille sur une version pour les CE.
Vous avez un public qui court sur plusieurs générations. Comment vivez-vous vos différentes rencontres avec lui, notamment sur le salon de Montreuil ?
J'adore les mères qui me disent : "J'ai lu ça quand j'avais l'âge de ma fille et maintenant, je voudrais que vous le signiez pour elle". C'est émouvant et chaleureux. Fabuleux.
Vous avez évoqué les mères. Il semble que les femmes, de la prescription à la production en passant par la distribution, sont plus actives dans cette littérature jeunesse. Comment l'expliquez-vous ?
Susie Morgenstern : Les femmes, les mamans... c'est un monde féminin. C'est rare d'y croiser un homme. J'avais un éditeur à l'École des loisirs, le mythique Arthur Hubschmid, et j'étais très heureuse avec lui. Il est à la retraite aujourd'hui et je suis orpheline. Mais il y a d'excellents écrivains, comme Timothée de Fombelle ou Jean-Claude Mourlevat, mais les hommes sont rares dans l'ensemble du secteur.
"Je ne m’explique pas encore la forte présence des femmes dans ce secteur. Dans tous les cas, on y est moins bien payé. On ne peut pas porter une famille avec les salaires des éditrices, des auteures de livres pour enfants…"
Susie Morgensternà franceinfo Culture
Selon plusieurs études, les secteurs où une majorité de femmes sont actives sont ceux où les rémunérations sont souvent les plus faibles. Une présence accrue des hommes deviendrait le signe d'un rééquilibrage...
Peut-être. J'ai toujours pensé que j'aimais tant ce monde du livre pour enfants parce qu'il n'est pas touché par l'argent. On y est encore idéaliste, bienveillant… Cependant, je constate que certains de mes éditeurs n'ont pas pu se payer un stand cette année sur le Salon du livre de Montreuil. Ce qui m'a chagriné. C'est un sujet que l'on évoque peu mais c'est cher pour un éditeur d'avoir un stand à Montreuil. Les éditeurs ont aussi leurs problèmes. Tout comme les auteurs jeunesse qui touchent si peu par livre. Si l'économie de la littérature jeunesse était un fromage, la part des éditeurs et des auteurs, c'est kif-kif.
En plus de bien connaître ce secteur, vous disposez d'un regard extérieur parce que vous êtes américaine. Que dire de l'évolution de la littérature jeunesse en France, en comparaison avec d'autres pays ?
Quand je suis arrivée à la fin des années 1970 à L'École des loisirs, ma principale maison d'édition, j'avais apporté à mon éditeur un livre américain que j'aimais – il était signé de Judy Blume – et il l'a traduit. Cela a très bien marché et il a tout publié d'elle.
"À cette époque, je dirais que 90% des publications étaient des traductions. Aujourd’hui, elles sont devenues minoritaires. Les livres français ont pris de l'essor et ils sont traduits partout. En ce qui me concerne, dans une trentaine de pays."
Susie Morgensternà franceinfo Culture
Qu'a-t-il de particulier ce salon du livre de Montreuil dont le rôle est assez central dans le secteur ?
Tout le monde y va : tous les éditeurs, tous les copains auteurs. On a toute la chaleur de ces "bonjours", de ces embrassades furtives. J'adore le salon du livre, les rencontres, les dîners avec les autres auteurs… J'adore dédicacer les livres. Je ne peux plus aller à la grande fête du mercredi soir parce que je ne peux plus tenir debout très longtemps. C'est un sacrifice : je me sens privée du bal. Cette année, j'ai tendance à penser que c'est mon chant du cygne parce que je suis moins mobile qu'auparavant. Et j'habite à Nice. J'aime la France, et Montreuil comme les autres salons du livre, contribue à ce qu'on appelle l'exception culturelle française. C'est vraiment une forme d'art, ces salons du livre. J'ai une petite préférence pour les petits salons. Cependant, Montreuil est pour nous, auteurs de jeunesse, le salon du livre où l'on est des vedettes. C'est rare parce qu'on ne bénéficie pas d'une grande couverture médiatique. Ce fut le cas quand j'ai publié un livre pour adultes : pendant trois semaines, j'ai presque vécu à la Maison de la radio. Je n'ai jamais bénéficié d'une telle couverture pour les livres de jeunesse.
Comment expliquez-vous cet écart de traitement ?
Autant la France est un pays d'exception culturelle, autant c'est un pays qui méprise les enfants. Ce n'est pas le cas en Angleterre, en Amérique où les auteurs de livres pour enfants sont vénérés. Pendant le Salon du livre de Montreuil, je vais participer à "La Grande Librairie". C'est un énorme progrès parce qu'on y invite maintenant les auteurs de jeunesse. Du temps de Pivot et même les débuts de Busnel, ce n'était pas le cas. Pour cette émission de "La Grande Librairie", Augustin Trapenard que j'adore, nous a dit qu'il ne serait pas question de nos livres mais de la lecture. C'est toujours comme cela : les auteurs de livre jeunesse doivent parler de la lecture mais pas de nos œuvres, de nos tripes. On n'est pas auteur sans livre. À mon avis, ils ne font pas confiance aux auteurs jeunesse pour porter l'émission à une heure de grande écoute.
Ce manque de considération que vous évoquiez ne viendrait-il pas de la jeunesse du secteur en France ?
Oui, à part les grands classiques, c'est relativement nouveau que les gens se consacrent à la littérature de jeunesse. C'est du moins mon ressenti.
Qu'espérez-vous pour l'avenir de cette littérature jeunesse ?
Que l'on se débarrasse des écrans et que les gens lisent. On lit parce qu'on a un modèle. Combien de parents me demandent comment faire lire leurs enfants. Je leur demande : "Et vous, vous lisez ?". "Ah non, je n'ai pas le temps", répondent-ils. Moi-même, je lis moins parce que je scrolle. C'est très attirant de passer du coq à l'âne sur les écrans qui réduisent notre faculté de concentration.
Lire est-il devenu un enjeu sociétal face à la multiplication des écrans ?
Bien sûr ! L'année dernière, la lecture était cause nationale en France.
Salon du livre et de la presse jeunesse en Seine-Saint-Denis, 3 rue François Debergue, 93100 Montreuil, du 29 novembre au 4 décembre 2024.
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