L'écrivain Edouard Louis assigné en justice par celui qui se voit en personnage de son roman
Dans Histoire de la violence, Edouard Louis raconte son viol par un certain Reda en 2012. Trois ans plus tard, son agresseur présumé est arrêté et l'assigne en justice pour atteinte à la présomption d'innocence et à la vie privée
"Reda" n'est pas "Reda", et "Edouard Louis" n'est plus "Eddy Bellegueule". Au lieu de présomption d'innocence et de littérature, c'est d'identité, vraie ou fausse, choisie ou subie, qu'il a été question vendredi 18 mars devant le tribunal à Paris, jusqu'à l'absurde. Reda, donc, accuse le jeune auteur du roman Histoire de la violence d'avoir permis de l'identifier comme son agresseur grâce à son ouvrage et d'être responsable de sa mise en examen.
"Qui est le demandeur ? Qui est votre client ? Qu'a-t-il à voir avec la personne mise en détention (dans le cadre de l'enquête sur le viol de l'écrivain Edouard Louis, NDLR)? Quelle pièce produisez-vous?" Le juge, sans jamais se départir d'un calme un rien narquois, assaille de questions les avocats de "Reda".
Un viol le soir de Noël 2012
Du moins, c'est sous ce nom ou surnom qu'il apparaît dans Histoire de la violence, comme l'homme qui viole et violente, le soir de Noël 2012, Edouard Louis. Ce dernier rencontre un homme aux abords de la place de la République. Il rentrait chez lui après un réveillon entre amis. Séduit par un trentenaire aux yeux marron sous des sourcils noirs, il l'invite à monter dans son studio. Les deux jeunes gens passent la nuit ensemble jusqu'à ce qu'Edouard se rende compte que son amant lui a volé son iPad. La situation dérape. L'homme sort un pistolet, frappe, étrangle et viole le jeune homme.
Cet agresseur, Edouard Louis l'a appelé Reda dans son roman. Le même Reda qui a été arrêté quatre jours après la publication du livre dans une affaire de stupéfiants. Son ADN s'est révélé être le même que celui retrouvé par les enquêteurs dans l'appartement d'Edouard Louis après qu'il a porté plainte.
"Reda" ou "R.B"?
Aucun des deux ne s'est présenté à l'audience vendredi. C'est aussi sous l'identité de "Reda", de nationalité marocaine, qu'il est cité, et a été incarcéré, dans l'enquête sur cette agression.
Mais c'est sous un autre nom, "Monsieur R. B.", et avec la nationalité algérienne, qu'il assigne l'écrivain de 23 ans, pour atteinte à la vie privée et à la présomption d'innocence. Cette identité-là, c'est la bonne, "la vraie", assurent Thomas Ricard et Matthieu de Valois, avocats de celui qui restera ici, par souci de simplicité, "Reda". Et les conseils de produire un acte de naissance. Si l'homme, en prison depuis janvier, a d'abord caché son vrai nom à la police, c'est parce qu'il est en situation irrégulière. "Lorsque l'on est dans ce cas, on ne fournit pas son vrai nom, tente de justifier Matthieu de Vallois. Il est très difficile de prouver l'identité d'une personne qui n'est pas ici légalement. Mais alors comment un sans-papier peut-il faire respecter sa présomption d'innocence ?"
"Condamné avant d'être jugé ?"
Pour le juge, cette incertitude sur l'identité pose la question de la "qualité à agir" de "Reda". Et donc de la recevabilité de ses demandes, notamment des dommages-intérêts de 50 000 euros, et un encart dans les exemplaires du roman déjà publiés. L'avocat d'Edouard Louis, Emmanuel Pierrat, boit du petit lait.
"Dans le dossier pénal et dans le dossier civil, le demandeur a cinq identités différentes", souligne-t-il. Et d'ironiser: "Est-ce qu'on peut rendre identifiable par un livre un homme dont même les avocats ne connaissent pas la véritable identité?". "Reda" estime que l'ouvrage d'Edouard Louis, vendu à 80 000 exemplaires, permet de le reconnaître si l'on croise tous les détails: son âge, ses origines, son homosexualité, sa consommation de cannabis, sa fréquentation d'un quartier, son surnom...
Il estime surtout qu'avec ce livre, qui décrit en détail une tentative d'étranglement et un viol, il se retrouve "condamné avant d'être jugé", explique Me de Valois. Mais pour la défense, impossible en partant du livre d'identifier le jeune homme brun "à fossettes" d'origine maghrébine qu'Edouard Louis emmène chez lui, ce soir-là.
Me Pierrat souligne que, rien qu'en 2015, 2 633 Reda sont nés en France. Et martèle que c'est l'ADN, et non le livre, qui a permis de confondre un suspect.
Eddy Bellegueule ou Edouard Louis ?
L'avocat de la maison d'édition Le Seuil, Bénédicte Amblard, assure : "Comment aurions-nous pu publier un encart qui prévienne qu'une atteinte à la personne de Reda M. que personne ne connaît ? C'est une demande absurde. Et si jamais vous [le président] accédez à cette demande, alors il ne sera plus possible pour un écrivain de nommer ses personnages !" Le texte voulu par "Reda", qui soulignerait les atteintes à la présomption d'innocence et à la vie privée, mentionne en effet... la véritable identité de "Monsieur R. B." L'identité vraie ou fausse, choisie ou subie, voilà qui fait écho à la vie de l'écrivain, qui en a fait la matière de son oeuvre.
Edouard Louis a déboulé sur la scène littéraire en 2014 avec En finir avec Eddy Bellegueule. Dans cet ouvrage vendu à 300 000 exemplaires, il relate sa rupture avec sa famille originaire du Nord de la France, décrite comme pauvre, intolérante et violente. Depuis, Eddy Bellegueule, son nom à l'origine, a fait officiellement modifier son état-civil. Il s'appelle désormais Edouard Louis. Il demande réparation à son opposant, "un euro symbolique, pour procédure abusive."
La décision sur la recevabilité des demandes de "Reda" et, le cas échéant, sur les demandes elles-mêmes, a été mise en délibéré au 15 avril.
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