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"La montre Apple apporte beaucoup plus d’informations sur son possesseur que le bracelet de cheville des condamnés !", alerte le chercheur Bernard E. Harcourt

Le "business model" de l'économie numérique est basé sur le fait que nous livrons nos données personnelles volontairement et gratuitement. Comment ? Pourquoi ? Et comment reprendre la main sur notre vie privée ? Auteur d'un essai passionnant sur le sujet, Bernard E. Harcourt a accepté de répondre à nos questions.

Article rédigé par Laure Narlian
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 15min
Bernard E.Harcourt, professeur à la Columbia University, auteur de l'essai "La société d'exposition". (EILEEN BARROSO)

Dans La société d'exposition, un essai passionnant qu'il vient de publier, le chercheur franco-américain Bernard E. Harcourt pointe avec quelle désinvolture nous abandonnons chaque jour un peu plus notre vie privée au profit de la société numérique. Cette société de la transparence, qui repose entièrement sur les données personnelles que nous livrons avec enthousiasme à chacun de nos clics, ce professeur de droit et de philosophie politique à Columbia University lui a donné un nom : la société d'exposition, qui est aussi le titre de son ouvrage publié au Seuil.

Nous avons rencontré Bernard E. Harcourt à la mi-janvier, lors de l'un de ses passages à Paris où il est aussi directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales. Dans cet entretien, il nous éclaire à la fois sur les ressorts et sur les risques de cette dangereuse divulgation de nous-mêmes.

Franceinfo Culture : Vous qualifiez la société numérique dans laquelle nous vivons de "société d’exposition", expression qui donne son nom à votre livre. Quelles sont ses caractéristiques ?
Bernard E. Harcourt : La caractéristique la plus importante, c’est que nous sommes amenés à divulguer volontairement toutes nos informations privées. C’est la différence avec les sociétés de contrôle antérieures. Tout se passe aujourd'hui comme si quelqu’un avait compris que pour avoir accès à nos informations privées, il fallait nous amener à les livrer volontairement, par désir et par plaisir. C’est avec notre pleine et entière participation que la circulation du pouvoir dans la société a complètement changé. Je ne pense pas que l’on ait encore pris toute la mesure des enjeux, de ce que cela signifie pour nos vies privées, pour notre propre subjectivité et pour nos politiques. C’est ce que j’essaye d’exposer dans cet essai.

Selon vous, nous et nos pulsions narcissiques sommes le moteur de la nouvelle société numérique. Nous nous retrouvons piégés par nos propres désirs.
J’essaye de ne pas utiliser le mot narcissique d’une manière trop négative, car il s'agit plus simplement du désir d’être aimé, apprécié, populaire, des désirs que nous avons tous. La technologie fait tout pour stimuler nos désirs, avec notamment le puissant levier de la récompense. Nous pouvons mettre des selfies en ligne sur Instagram, et ensuite voir que des gens nous "aiment", nous "suivent" et aiment nos images. C’est ce sentiment de narcissisme qui fait fonctionner tout le système. Parce que pour satisfaire ce désir d'être aimé et regardé nous sommes amenés à divulguer de plus en plus de nous-mêmes, de notre personnalité, de nos images, de nos opinions et de nos goûts. Au risque d’y laisser notre liberté.

Vous dites que les traces numériques que nous laissons en permanence constituent notre double numérique, notre "doppëlganger". Or ce double est désormais selon vous plus tangible, plus fiable et plus stable que notre moi mortel, de chair et d’os.
En d’autres termes, dans notre corps de chair nous pouvons nous imaginer autres que ce que nous sommes et que ce que nous faisons. Mais avec toutes les traces numériques que nous laissons il est très difficile de ne pas connaître cette personne dans le moindre de ses actes. On peut se raconter des histoires, se dire par exemple que l’on n’aime pas lire un certain genre de littérature. Mais si on les lit, il y a une trace numérique qui montre qu’on les a lus, qu’on y est retourné et que c’est ça qu’on aime plus que toute autre littérature. Ces traces indélébiles sont interprétées comme étant plus fiables.

La surveillance de tous, partout, tout le temps, ne sert pas qu'aux services de renseignement des Etats, soulignez-vous. Nos données alimentent aussi un immense marché.
L’économie numérique est entièrement vouée à la publicité. On parle de centaines de milliards d'euros. Toutes ces données que nous divulguons ont une immense valeur parce qu'elles permettent à Google et Facebook de dire aux publicitaires vers qui diriger les informations publicitaires et de vendre chèrement ces données. Elles permettent aussi à Netflix ou Amazon de prédire nos comportements et d’influencer nos désirs avec les recommandations. Mais nos données font également fonctionner d’autres sociétés.

Donnez-nous un exemple.
Prenons l’exemple du domaine de la santé aux Etats-Unis. Une compagnie d’assurance, mettons United Health, reçoit toutes les informations des médecins en vue de rembourser (ou pas) les frais de santé des patients. Donc on va chez le docteur, on se croit dans le monde analogique parce que le médecin nous tâtonne et écrit quelque chose à la main, sauf que tout cela est scanné, rendu numérique et envoyé à cette société. Aux Etats-Unis, une loi très stricte interdit la divulgation d'informations nominatives par ce genre de société. Sauf que cette société a une succursale, Optum, qui s’occupe des big datas avec toutes ces infos des médecins. Cette succursale achète parallèlement auprès d’autres courtiers tout ce qu’elle peut comme autres datas et autres bases de données – venues de réseaux sociaux, de cartes de fidélité, de cartes de crédit, de cartes de transports etc. Ensuite, en agrégeant tout ça, cela leur permet d'en savoir plus sur moi, ma façon de vivre et mon niveau de vie. Cette grosse base de données personnelles, la société peut à la fois l’utiliser pour sa propre information – cette personne fume-t-elle, a-t-elle un mode de vie sain etc - , mais aussi la revendre très cher, par exemple à un fabricant de médicaments, à une seule condition : anonymiser les données.

"Notre vie numérique commence étrangement à ressembler à celle d’un sujet carcéral sous surveillance électronique", écrivez-vous. "Pendant que certains sont forcés de porter des bracelets électroniques à la cheville, d’autres attachent lascivement leur montre Apple à leur poignet."
Le pire c’est que la montre Apple apporte beaucoup plus d’informations sur son possesseur que le bracelet de cheville des condamnés ! Sur les smartphones et sur les montres Apple, toutes les applications travaillent ensemble. Dès lors que vous avez Facebook, Facebook a accès à toutes les autres applications que vous utilisez. A partir de ça on peut tout savoir de vous, suivre vos moindres faits et gestes minute par minute, en particulier avec la géolocalisation et le GPS. Or pour la plupart des applications, la géolocalisation est nécessaire. C'est effarant ce que la géolocalisation peut révéler de nous-mêmes.

Comment expliquez-vous que les révélations et les alertes répétées des lanceurs d'alerte comme Snowden et des scandales comme celui de Cambridge Analytica, ne réveillent pas les consciences ?
Parce que nous donnons clairement moins d’importance à la vie privée. Non seulement l’économie numérique a fait de nos vies privées une marchandise mais elle les a aussi privatisées. Pour avoir une vie privée, pour être plus protégés en ce qui concerne les e-mails ou les autres plateformes, il faut payer. C’est en ce sens-là que ça a été privatisé. Avant, nous considérions la vie privée comme quelque chose de nécessaire comme l’eau ou l’air. Cette mentalité a complètement basculé avec l’introduction d’un coût à la vie privée. En réalité tout le monde reste sur G-mail tout en sachant que c’est assez surveillé parce que c’est gratuit.

La plupart des gens vont vous rétorquer : "mais moi je n’ai rien à cacher".
Eh bien, la plupart des gens se trompent. D’abord, ils ne comprennent pas que nous sommes devenus des marchandises. Ensuite, de n’avoir vraiment rien à cacher est un signe de privilège absolu, c’est vraiment qu’on est au plus haut de la hiérarchie. Car dès qu’on est minoritaire, qu’on n’est pas dans la norme, on est vulnérable. Je pense que cette idée qu’on n’a rien à cacher est une des choses qui nous trompent le plus. Quiconque va se retrouver dans une situation difficile sera vulnérable à travers sa présentation de lui-même sur internet. Certains pensent qu’il y a un tel volume d’informations sur internet que personne ne va retrouver quoi que ce soit les concernant. Mais avec l’accroissement des technologies, avec la reconnaissance faciale, et la puissance des ordinateurs, on peut fouiller très loin et tout retrouver.

Votre livre a été publié aux Etats-Unis en 2015 (sous le titre Exposed). Beaucoup de choses ont changé depuis, et notamment en Chine avec le programme de fichage numérique de la population qui s’est concrétisé et l’avènement d'une "note sociale" (véritable notation du comportement des gens) attribuée aux individus. Pensez-vous que c’est ce qui risque de nous arriver ?
Je ne connais pas assez bien la Chine, mais d’après mes recherches, je pense que c’est ce qui risque de nous arriver. La grande différence c’est qu’en Chine l’hyper centralisation fait que les différentes notes des citoyens sont agrégées dans une seule. Aujourd’hui, aux Etats-Unis, tout le monde a ce qu’on appelle des "credit scores", des "cotes de solvabilité" nécessaires pour acheter une maison, une voiture ou tout autre gros achat. Trois agences s’occupent de ça au Etats-Unis et elles ont élaboré une cote de solvabilité pour chaque Américain. Mais il existe de plus en plus d’autres cotes. On les connaît moins et on en entend moins parler mais il existe aussi des "health risk scores", des cotes de risques à la santé, d’autres sur la consommation, sur le risque de fraude, sur notre employabilité, etc. Comme nous le montrent des chercheurs au États-Unis, nous sommes notés sur de multiples dimensions. Les Américains sont aussi notés que les Chinois sauf qu’il n’y a pas d’hyper centralisation pour l’instant.

Alors, comment lutter ? Comment reprendre le pouvoir sur nos données personnelles ?
Dans mon livre je propose plusieurs pistes. 1) Limiter notre usage, mais ça va contre tous nos désirs, c’est pour ça qu’il faut comprendre ce système. 2) Utiliser des logiciels de cryptage mais ça coûte cher et c’est compliqué. Et puis est-ce que ça va vraiment marcher contre une telle puissance technologique, quand on sait que le FBI est dans TOR (réseau informatique permettant d'anonymiser l'origine des connexions, NDLR) maintenant… 3) Aller vers un système où chacun contrôle ses données et leur éventuelle exploitation commerciale. Mais ce serait difficile parce qu’il y a de telles inégalités avec les très grandes entreprises existantes du secteur. 4) Repenser le modèle de toutes ces plateformes. En inventer de nouvelles qui soient à la fois attrayantes tout en protégeant notre vie privée. 5) Transformer les médias sociaux en associations non marchandes. Mais pour tout ça il faudrait une révolution à la fois des mentalités et de l’économie politique. Or les médias sociaux et les gouvernements ne le veulent pas parce que leur "business model" est basé sur le fait que toutes nos données sont livrées gratis.

Vous ne suggérez pas de démanteler les GAFA comme le préconise Elisabeth Warren, candidate à l’investiture démocrate pour la présidentielle américaine. Pourquoi ?
Parce que si on les démantelait on aurait à la place et pour chacun cinq compagnies différentes. Or si la logique économique et politique qui sous-tend le fonctionnement de tout ça demeure intacte, je ne suis pas sûr que cela changerait grand-chose. Il y a certainement des problèmes de monopoles mais le démantèlement et la concurrence qui en découlerait ne changeraient rien a leur modèle de business. Je crois qu’il faut plutôt attaquer la rationalité économique qui veut que l’on cède toutes nos datas gracieusement à des sociétés privées qui les exploitent pour leur propre profit.

Mais n’est-il pas déjà trop tard ? 
Parfois on a l’impression qu’il est déjà trop tard, c’est vrai. Que ce monde est trop plein de satisfactions et de plaisirs, d’émoticônes mignons et de notifications vibrionnantes, qu’on est trop distraits et trop pris dans ce jeu pour penser à des solutions. Chaque fois qu’on pense à se mobiliser, il y a déjà un autre bing, un autre ding, et on est déjà repris dans le jeu. Il me semble qu’il sera trop tard quand on ne pourra plus avoir des conversations comme la nôtre actuellement. Quand on ne sentira même plus cette gêne d’être surveillés, façonnés, quand on ne se posera plus de questions. Il me semble que tant qu’on a ce sentiment d’être sur une dérive, il y a de l’espoir, ce n’est pas trop tard.

Bernard E. Harcourt a publié "La société d'exposition" au Seuil en janvier 2020.

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