"Ann d'Angleterre" de Julia Deck : un magnifique roman personnel sur la figure de la mère

Le dernier ouvrage de l'écrivaine franco-anglaise Julia Deck est un formidable message d'amour filial.
Article rédigé par Carine Azzopardi
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6 min
Portrait de l'écrivaine Julia Deck. (ULF ANDERSEN / AFP)

Découverte il y a douze ans en entrant avec un premier roman remarqué aux éditions de Minuit, Julia Deck publie aujourd'hui son cinquième ouvrage. Son écriture emprunte toujours aux codes du roman policier, même s'il s'agit cette fois d'une histoire plus personnelle qui reconstitue la vie de sa mère alors que celle-ci s'approche de la fin. Qui est Ann, venue d'Angleterre ? Quel est le mystère qui rôde dans sa vie en apparence ordinaire ? Ann d'Angleterre de Julia Deck est paru le 19 août 2024.

L'histoire : Le moment redouté est arrivé. La mère de la narratrice vient d'avoir un accident vasculaire cérébral et se retrouve diminuée, si bien que la communication avec elle est devenue quasi impossible. L'écrivaine est fille unique, d'une mère qui vit seule, et avec qui on devine qu'elle a eu une relation fusionnelle. Assister son proche, on y est tous confrontés un jour ou l'autre, les années passant. Mais pour Julia Deck, cette rupture de vie marque le début d'une enquête qu'on sent impérieuse.

Une histoire de l'Angleterre ouvrière

Rien ne prédestinait Ann, jeune fille née dans une famille modeste anglaise, à franchir un jour la Manche pour construire sa vie de l'autre côté, en France. Sa famille est enracinée autour d'un complexe industriel qui a engendré une identité forte chez les habitants de la région de Billingham, à 400 kilomètres au nord-est de Londres. L'Imperial Chemical Industry, où travaille son père, fabriquait des engrais et des explosifs avec des nitrates avant la guerre. Ensuite, ce sera du goudron, du ciment ou du plastique, à partir du pétrole.

C'est à cette époque qu'Aldous Huxley écrit, après être passé par ces usines, son roman-phare, Le Meilleur des mondes. Le grand écrivain anglais est épouvanté que des humains puissent consacrer leur vie à visser des boulons. "On peut voir les choses autrement, écrit Julia Deck, comme le progrès de ne pas mourir de faim dans une antre malpropre où cohabitent trois générations, comme dans les régions minières décrites par George Orwell à la même époque."

Une investigation de l'intime

Julia part de cette histoire industrielle pour retracer, à partir de ses propres souvenirs et de documents, celle de la famille de sa mère, depuis le grand-père Matthew et ses douze enfants, jusqu'à Betty, sa tante et ses filles Kate et Alice qui vont se retrouver bien malgré elles au cœur de l'intrigue.

Écrit sous la forme d'une investigation, son roman mêle souvenirs personnels, éléments biographiques et documents pour retracer une saga familiale et arriver à comprendre la rupture qui s'est effectuée. Il s'agit de résoudre l'énigme du départ d'Ann d'Angleterre. Pourquoi cette jeune Anglaise a-t-elle été plus aventureuse que les autres ? Qu'est-ce qui l'a poussée à s'éloigner de sa famille et à vivre dans une certaine solitude en France ?

La vérité se trouve-t-elle en fouillant le passé ?

C'est un mystère familial que va tenter de résoudre Julia Deck, s'aidant de ses mots et de ses interrogations, ouvrant des portes, en refermant d'autres. Car seule la principale intéressée pourrait confirmer ou infirmer ses suppositions, et si celle-ci est encore vivante et consciente, une conversation est au-dessus de ses forces.

Avec une très grande délicatesse, l'écrivaine brosse un portrait sensible de sa mère qui se rapproche le plus possible de la vérité, même si elle-même ne peut que deviner certains événements de sa vie, et les raconter au conditionnel. La narratrice passe du présent au passé, et de la troisième personne à la première au fur et à mesure qu'elle quitte l'ordre de la supposition pour s'emparer du récit de ses souvenirs. Un artifice stylistique qui lui permet également sans doute une mise à distance nécessaire pour mener à bien son enquête qu'on croirait parfois sortie d'un roman d'Agatha Christie. Au-delà de ce secret familial qu'elle cherche à percer, l'autrice pose avec virtuosité une question très personnelle et pourtant universelle, celle du trouble de la filiation : "Qui était cette mère ? Et quelle fille descend de cette mère ?" Les non-dits familiaux peuvent-ils avoir des conséquences sur les générations suivantes ?

Accompagner la fin d'une vie, est-ce possible ?

En parallèle de cette quête du passé, l'écrivaine ne sait que répondre à cette mère qui lui demande que "cela s'arrête, maintenant". Qu'est-ce qui doit se terminer : l'enquête ou la vie ? La fin de l'une signifie-t-elle aussi celle de l'autre ? Le lendemain, après une injonction contraire, on sent dans cette narration hachée qui passe en strophe toute la détresse d'une fille :

Elle m'attend regard fixe
Seule ma main dans la sienne gauche
Droit dans les yeux, elle dit
Don't stop, don't
N'arrête pas, surtout pas.

Un suspense tenu jusqu'au bout

Avec franchise et ironie, l'autrice décrit aussi un monde hospitalier si peu hospitalier, la décomposition de l'hôpital public et ses conséquences sur les familles, le parcours du combattant et la solitude des proches qu'on appelle pudiquement les "aidants", le casse-tête des admissions à l'Ehpad, et les sentiments contraires qui l'assaillent : "C'est une situation très particulière d'espérer les progrès d'une personne dont on espère aussi la mort. C'est une situation intenable à laquelle il vaut mieux ne pas penser."

Entre deux interrogations angoissées, ce récit est aussi celui d'une ascension sociale et du décalage qui s'ensuit, que les années ne comblent pas. Mais le plus important du roman réside dans ses non-dits, comme si la vérité s'y écrivait en pointillés. L'apprendra-t-on en le lisant jusqu'au bout ? Et surtout, la vérité importe-t-elle vraiment ou bien se trouve-t-elle dans le processus d'écriture ? C'est à cette question lancinante que tente de répondre Julia Deck, dans ce roman qui est le plus personnel qu'elle ait jamais écrit. "Le roman est l'instrument de la connaissance", avance-t-elle. "Il dit au-delà de celui qui parle, de ce qu'il sait ou croit savoir." La virtuosité de l'écriture de Julia Deck ne résiderait-elle finalement pas dans sa manière de laisser avec brio les énigmes en suspens ?

"Ann d'Angleterre" de Julia Deck est paru le 19 août 2024 aux éditions du Seuil (251 pages, 20 euros).

Couverture du roman "Ann d'Angleterre" de Julia Deck. (EDITIONS SEUIL)

Extrait : "L'anglais a deux mots pour dire étranger : foreigner, celui qui vient d'un autre pays, et stranger, celui qui vient de l'extérieur. Enfant, je m'expliquais l'étrangeté de ma mère par la confusion du français, le fait qu'Ann était étrangère. Le passage à l'anglais, quand j'avais 16 ans, ne nous a pas rapprochées. Ma mère vient de l'extérieur, étrangère à sa fille, à son mari, à ses amies, à sa famille d'Angleterre. En dépit de toutes les informations dont je dispose, elle reste la personne la plus opaque que je connaisse. Je m'interroge sur la mère d'Alice. En réalité, c'est la mienne qui est inconnue."

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