"Cascade" : un recueil de nouvelles denses et crues de Craig Davidson
L'histoire : qu'est-ce qui relie une jeune femme victime d'un accident de la route, un ancien marine qui devient chauffeur de bus scolaire, des joueurs de basket ou des jumeaux fusionnels ? Absolument rien, si ce n'est la plume de l'auteur qui leur donne vie. Craig Davidson publie, avec Cascade, son cinquième ouvrage, une mosaïque de sept nouvelles qui nous plongent dans l'envers du Canada, avec des personnages posés dans des coins non moins perdus qu'eux, et non moins attachants.
Des personnages aux pensées insolites
Des dialogues crus, des onomatopées : en attaquant les premières lignes de sa première nouvelle, on ne peut qu'être frappé de la beauté de l'écriture de Craig Davidson. Loin d'être un pyromane, comme le thème de sa dernière nouvelle, c'est un pyrotechnicien des mots, et on ne peut qu'écarquiller les yeux à sa lecture. Né en 1976 à Toronto, Craig Davidson est devenu un auteur qui compte sur la scène littéraire anglophone canadienne. Les personnages de ces nouvelles ont tous, à des degrés divers, un "pet au casque". Et cependant, la marginalité qui ressort de leurs pensées est ce qui les rend si singuliers.
Une jeune femme se retrouve sur le bord d'une route enneigée après un accident de voiture, blessée avec son bébé. Nous l'accompagnons dans sa quête de survie... Le sens du suspense que manie avec brio l'auteur nous tient en haleine jusqu'à la fin. Son maniement de la chute est également virtuose. Plongé dans les pensées insolites de la jeune femme à cet endroit et à ce moment précis, on ne peut que se laisser entraîner, et avoir l'impression bizarre qu'on pourrait être dans ce cerveau, et avoir ces pensées. Autre nouvelle : celle qui raconte la vie quotidienne de cet ancien marine dont on comprend que les combats passés en Irak le hantent. Chaque matin, il doit accompagner une jeune fille de seize ans qui compte sur lui pour retourner au lycée après une opération d'un cancer du cerveau. Aucun cadeau n'est fait à ses personnages, ni par la vie, ni par leur auteur. Une humanité faite d'imperfection qui happe le lecteur tant son côté bancal nous parle. Craig Davidson nous emmène aussi dans un centre de détention pour mineurs, où l'on rencontre des jumeaux inséparables, le récit faisant des allers-retours entre leur adolescence et leur enfance, avec une violence sourde et pourtant éclatante. "Il y a des femmes qui ne devraient pas avoir d'enfants" : c'est le genre de phrase que les héros de Davidson prononcent, des sentences définitives frappées au coin du bon sens. Une autre nouvelle s'intitule ainsi Les gorilles du vendredi soir, un surnom pour ces équipes d'agents de police qui vont saisir des enfants chez leurs parents afin de les protéger.
Des nouvelles qui valent le détour
Avec cette écriture haletante et des chutes au suspens incroyable, Craig Davidson nous fait voyager dans ce bout de Canada qui ressemble à l'Amérique de Trump, déjanté et pourtant attachant. La vie, la mort, la fragilité, et ces moments où tout peut basculer, sont décrits avec une grande acuité. "Elle a un petit vélo dans la tête, comme diraient les gens d'ici. Ce que je pense, moi, c'est que certaines personnes ne sont pas faites pour les rigueurs de l'existence, voilà tout." Avec sa dernière nouvelle, on cherche avec le personnage enquêteur qui peut bien mettre le feu à Cataract City (ça ne s'invente pas), et on soupçonne avec lui sa petite sœur, internée dans un hôpital psychiatrique, d'être la pyromane... Nous n'en dirons pas plus, laissant le lecteur avec l'envie de se plonger dans cette série de nouvelles rondement écrites, et qui valent le détour.
"Cascade", de Craig Davidson, traduit de l'anglais (Canada) par Héloïse Esquié, publié le 23 septembre 2023 aux éditions Albin Michel, 256 pages, 21,90 euros.
Extrait : "Je me suis rendu bien souvent au service des grands brûlés. Les lits à roulettes s'alignaient dans les couloirs et l'odeur âcre des pommades empuantissait l'atmosphère. Clifford Meggs, disait le dossier fixé à un lit. Trente-huit ans. Habitait l'appartement 344 du Portwood Arms. Je l'ai reconnu : il était associé minoritaire dans un cabinet d'avocats de la région. Meggs était blanc en théorie, mais à l'heure actuelle, certaines parties de lui étaient noires. Comme du charbon. Chauffé à des températures extrêmes, le sable siliceux devient noir obsidienne : comme du verre. La peau humaine réalise un tour très similaire.
"Vous avez une clope ?", a demandé Meggs.
Ses mains étaient emmaillotées de bandages. J'ai allumé une cigarette, tiré dessus, et l'ai placée entre ses lèvres. Meggs l'a juste laissée se consumer.
J'ai tapoté le sac avec la perfusion accrochée au-dessus de son lit. "Méthadone ?
- Pas de manières, mon gars. Je leur ai demandé la totale. Morphine. Auto-administrée.
- Comment ? J’ai demandé, montrant du menton ses mains momifiées.
- Le bouton est entre mes orteils.
Avec précaution, j'ai dégagé le drap de ses pieds. Putain de merde. Meggs a souri – soulevant très lentement les coins de sa bouche, à cause des terribles brûlures sur son cou.
"Je suis investigateur en incendies, Monsieur Meggs. Je voudrais vous poser quelques questions sur l'autre nuit."
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