"Dès que sa bouche fut pleine" : un premier roman truculent et ingénieux de Juliette Oury
Finaliste du prix Méduse 2023, Dès que sa bouche fut pleine a de quoi surprendre. Par sa couverture d'abord : sur un fond jaune pétard, la Vénus de Boticelli tient avec gourmandise une pomme d'amour saupoudrée de sucre vermicelle. Une mise en bouche pop, derrière laquelle Juliette Oury signe un récit drôle, intelligent et tout en finesse. Un premier roman sur l'émancipation par le désir, le prix de la liberté et la joie de devenir enfin soi. Dès que sa bouche fut pleine est publié chez Flammarion.
On ne mange pas, "on baise"
Imaginez un monde dans lequel au petit-déjeuner, au déjeuner et au dîner, on ne mange pas, “on baise”. Au bureau, on ne partage pas un café mais des caresses. Exit les dîners en bonne compagnie, les soirées au restaurant : pour se détendre, on invite ses collègues et ses amis à “coucher sur la banquette” de son salon. Pour faire ses courses ? Direction le “Pornoprix”, où les consommateurs font le plein de lubrifiants, cravaches, cordes et menottes, huiles de massage et préservatifs. Quant à celui qui voudrait remplir son panier de tomates, il doit s'engouffrer “au rayon adulte”, caché par un “rideau de plastique épais et grisâtre”. Ici, en revanche rien n'est plus obscène, et érotique, qu'une dégustation de ratatouille avec son partenaire.
C’est dans cette réalité parallèle que l’on découvre Laetitia, une jeune femme d’un peu moins de 30 ans, en couple depuis plusieurs années avec Bertrand, un homme “de principes et de chemises bien repassées”. Son quotidien est fait d'allers-retours entre le bureau et la maison. Ses journées ponctuées de rapports sexuels avec son entourage. Tous se sustantent de barres vitaminées insipides, seule nourriture autorisée en public. Mais un beau jour, lassée de grignoter ces substistuts alimentaires en compagnie de son partenaire tout aussi fade, Laetitia succombe à la tentation. Poussée par son désir, elle s’inscrit à un cours de cuisine clandestin, où elle peut "goûter à tout" et "surtout prendre du plaisir".
Renverser les rôles pour moquer les tabous
Tout au long du roman, l'écrivaine se plait à fondre notre monde dans celui de la censure culinaire. Sa première victime, une certaine "madame Reine Claude", connue pour "avoir dirigé pendant près de vingt ans un réseau de cuisine clandestine”, et arrêtée par la brigade des mets. Des lubriques "food shops" aux vidéos pour adultes de "cookhub", en passant par les sites de rencontres, c'est toute une économie du plaisir que la romancière transpose avec humour.
Avec cet ingénieux tour de passe-passe, Juliette Oury intervertit les rôles pour mieux moquer et dénoncer les tabous qui pèsent encore sur la sexualité. Premier roman d'apprentissage, Dès que sa bouche fut pleine questionne aussi notre rapport au désir. Comment découvrir son propre plaisir, le cultiver et s'affranchir du cadre défini par la société ?
Un long chemin à parcourir pour Laetitia. D'abord réservée et sceptique, elle se laisse peu à peu gagner par son désir, d'un cours de cuisine à l'autre. Au fil de ses rencontres, la jeune femme repouse un peu plus ses limites, s'émancipe et se rapproche du graal : "le goût, le plaisir, la puissance". Mais Juliette Oury n'en oublie pas le coût de la liberté : pour Laetitia, la découverte de l'interdit s'accompagne aussi d'une stigmatisation, voire d'un rejet de la part de ses proches. Le prix de sa liberté.
Dès que sa bouche fut pleine, Juliette Oury (Flammarion - 272 pages - 19€, parution le 23 août 2023).
Extrait :
“La nourriture était un sujet tellement tabou chez eux. A la maison, elle entendait des récits de jeunes gens dévoyés qui “mangeaient avec n’importe qui” ou qui “grignotaient à droite, à gauche”, et elle imaginait des jeunes femmes aux traits flous happant, au-dessus de leurs épaules, des aliments dressés entre des doigts douteux. Quant à l’éducation culinaire, sa mère avait attendu le jour où elle s’apprêtait à quitter le nid familial pour lui rappeler, dans un souffle, alors que son père était déjà descendu charger ses grosses valises dans la voiture, qu’elle ne devait surtout pas oublier de se faire livrer des barres sustensives pour ne pas mourir de faim.” (Dès que sa bouche fut pleine, p. 20)
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