"Fabriquer une femme" de Marie Darrieussecq : l'itinéraire de deux amies et le destin du féminin
Marie Darrieussecq ressuscite deux de ses précédentes héroïnes dans Fabriquer une femme. L'une s'appelle Rose, l'autre se nomme Solange. Si tout semble les opposer, les deux protagonistes sont amies d'enfance, meilleures copines. Depuis leurs chambres d'adolescentes, l'autrice les lance sur le chemin de la vie. Un roman d'apprentissage aux gloires contrastées entre leur Clèves natal, le Paris des Bains-douches et un Londres qui n'est pas encore relié par l'Eurostar.
L'histoire : Le ciel bleu, les palmiers, un énorme gobelet et un homme aux biceps plus que bien dessinés. Le livre commence là. Rose regarde sur internet une photo de son amie Solange qui vit désormais en Californie et fréquente un beau gosse comme on en trouve sur la côte ouest des États-Unis. L'histoire de Fabriquer une femme, paru aux éditions P.O.L le 4 janvier, débute toutefois bien avant. Elle débute au moment où Solange, alors âgée de 15 ans, apprend qu'elle est enceinte et qu'elle ne pourra pas avorter.
Meilleures amies depuis l'enfance, Rose et Solange habitent l'une en face de l'autre. Elles se regardent beaucoup, mais ne se parlent finalement pas tant. Rose a son amoureux Christian et quelques amourettes. Solange a plusieurs amants et accouche d'un enfant qui n'a pas de père. Elle laisse le petit à sa mère et s'en va pour faire carrière en tant qu'actrice. Bordeaux, Paris, Londres, Los Angeles. Rose fait des études de psychologie. Elle poursuit sa vie avec Christian. Une vie qui entrecroise celle de Solange. Et l'histoire depuis leurs années lycée se raconte deux fois : d'après Rose et selon Solange. Des récits singuliers de femmes en construction, des parcours entre les hommes et les doutes.
Revivre l'époque
"Les Died Pretty ont joué au Jimmy's et Etienne Daho, le délicat, le subtil, le charmant, je l'aime !" Marie Darrieussecq place ses deux héroïnes dans le village imaginaire de Clèves. Ce morceau de Pays basque est un point de départ aux itinéraires respectifs de Rose et de Solange. Une traversée des années 1980 à travers deux regards. Il y a les CD-Rom, les Rita Mitsouko, les manifestations contre la loi Devaquet, les cabines téléphoniques et les yeux vairons de Bowie. Il y a aussi le sida qui emporte les copains.
Fabriquer une femme rembobine les années et produit à la lecture un effet singulier. La vie des héroïnes défile. Rose et Solange ont 15 ans puis beaucoup plus. Certaines périodes de vie font l'objet d'ellipses, les protagonistes grandissent à une vitesse prodigieuse. En narrant les années 1980 dans une langue visuelle et sonore, l'autrice fait revivre l'époque, mais l'achève aussi via l'engrenage dans lequel Rose et Solange sont prises, à travers leur jeunesse qui fout le camp.
Parmi les hommes
Féministe ardente, Marie Darrieussecq livre dans ce nouveau roman le parcours de deux femmes avant #MeToo. Solange et Rose sont issues de deux milieux très différents et suivent des destins aux antipodes. Elles sont toutefois inexorablement liées par leur genre, leur désir de rester libres et vivantes dans un monde patriarcal, leur envie de faire face. Fabriquer une femme est un récit au sein duquel les violences sexuelles sont nombreuses et avancent parfois cachées ; d'une agression dans le métro au viol par un partenaire ou encore aux abus d'un réalisateur.
Décrit comme un "roman de l'hétérosexualité" par son autrice, l'ouvrage évoque également les injonctions qui pèsent plus ou moins consciemment sur les jeunes femmes. Rose et Solange partagent un désir et font diverses conquêtes. Marie Darrieussecq met en scène leurs expériences. Il n'est que rarement question de plaisir dans ses descriptions crues et l'échec se poursuit de rapport en rapport. Malgré le peu qu'il apporte, le sexe jalonne les vies des protagonistes. D'une naissance inévitable aux violences subies, il paraît inexorablement faire partie des matériaux avec lesquels se fabrique une femme.
"Fabriquer une femme" de Marie Darrieussecq (P.O.L, 334 pages, 21 euros).
Extrait : "Rose a choisi de repeindre sa chambre en blanc sans aucun bibelot sauf la statuette grecque rapportée de croisière par sa grand-mère. C'est sa mère qui a tout repeint. C'est très apaisant tout ce blanc. Pour ses quinze ans, elle a eu sa propre platine CD-magnétophone, en plus du vieux mange-disque de son enfance.
Christian est là pour le goûter. Il la rejoint sur le petit lit. Elle voudrait terminer Le Monde selon Garp, c'est grandiose. Même L'Attrape-coeurs, qui est son livre absolument préféré, passerait pour un petit chapitre de ce livre grandiose, explique-t-elle à Christian. Lui préfère Éluard et Aragon, ces vieux débris. Maman tape à la porte, avec des sablés maison et du chocolat Van Houten. Christian trouve ça amer, il préfère le Benco. Ses lèvres ont un bon goût de chocolat mais elle ne veut pas qu'il mette la langue, avec les miettes c'est crado. Des câlins d'accord mais pas de caresse précise. Son gel dans les cheveux lui ouvre des raies blanches sur le crâne, c'est rigolo, là où le cuir chevelu ne voit pas le soleil. Il dit que son frère l'avait déjà fait à son âge. Maman dit toujours que c'est ceux qui en parlent le plus qui le font le moins. Les seins d'accord mais les mains sur le tee-shirt." ("Fabriquer une femme", pages 16-17)
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