"Francia" : Nancy Huston signe un roman choral et cash sur les racines de la violence masculine
"Peu à peu, la femme va tirer de ses hurlements une chanson avec laquelle se bercer." Nancy Huston ouvre son nouveau roman avec ces mots du réalisateur colombien Nicolas Buenaventura Vidal. Peut-être parce qu’ils définissent parfaitement la trajectoire de son héroïne : une femme qu’aucune des mille violences subies n’a réussi à briser.
L’histoire : Élevé dans les années 1980 dans une famille pauvre au beau milieu de la Colombie, Ruben est un garçon qui se rêve en fille. Chassé à l’adolescence par son père violent, il rejoint les travestis de Bogota où il se prostitue. Commence alors un long chemin vers sa transition sexuelle qui l’emmènera jusqu’à Paris où Ruben devient Francia, belle de nuit dans les allées du bois de Boulogne. Le livre raconte une journée de son existence de prostituée trans, exilée parmi d’autres filles du monde entier, entrelaçant sa voix à celles des dix-sept clients qui vont se succéder entre rires, larmes et révolte.
Héroïne hyper incarnée
Nancy Huston s’est déjà récemment plongée dans les méandres du sexe tarifé avec Reine du réel - Lettre à Grisélidis Réal, un essai paru en 2022 (éditions Nil) consacré à la grande écrivaine et prostituée suisse disparue en 2005, établissant des ponts entre son parcours de femme et le sien, fascinée par son évolution "vers le beau". On a le sentiment qu’avec Francia, elle compose un personnage de cette trempe, dont la transition sexuelle aboutit à une prise de pouvoir sur sa propre vie, une nouvelle façon d’être au monde, conjurant ainsi la perspective de devenir, à son tour, un homme violent.
"Pour elle, ce jour marque moins une renaissance qu’une parousie, una parusia (sans qu’elle en comprenne le sens précis, la musique de ce mot lui a toujours plu)." Nancy Huston observe Francia se démener au quotidien pour sa survie, et pour celle des femmes qui l’entourent, les plus fragiles d’entre elles, mais aussi pour les sœurs et mère restées au pays avec une énergie qui électrise le roman.
L’ombre de Vanesa Campos
Bien sûr, aucune des réalités sordides que vivent ces femmes exploitées n’est éludée. L’écrivaine documente en détail le froid, la drogue, la sauvagerie des proxénètes, les passes à 25 euros, les agressions des clients.
L’ombre de Vanesa Campos, prostituée transgenre péruvienne sauvagement assassinée en 2018, plane d’ailleurs en permanence. Mauvaise conscience d’une société incapable de protéger ces femmes en marge, juste prompte selon elle à produire des lois qui "pourrissent la vie des TDS [travailleuses du sexe] depuis quinze ans ", les filles "n’ayant d’autre choix que de s’enfoncer plus loin dans le bois".
Une virilité "vrillée"
Mais ce qu’il y a de passionnant, c’est le regard porté sur ces hommes saisis sur le vif, dans l’instant où ils se décident à partir au bois. Qui sont-ils ? Que viennent-ils chercher ? Nancy Huston les fait exister dans leur complexité, en romancière des voix, virtuose. Elle se glisse dans leurs têtes, révélant parfois l’inavouable, exposant la plupart du temps une virilité "vrillée", pertinent concept d’un autre de ses essais paru en 2019 expliquant l’irruption de la violence chez certains d'entre eux, incapables d’encaisser les diverses pressions de la vie (sociale, familiale, conjugale) ou d’assumer leur désir. "Les hommes ont la trouille, voilà ce qui est. (...) Les hommes ont peur de mourir et peur de vivre, peur d’échouer et peur de réussir… c’est ça qui les rend si agressifs. Devenir homme, de façon générale, c’est apprendre à transformer sa peur en violence." Alors comment en sort-on ? L’hypothèse qui semble se dégager penche pour une lutte collective. Celle menée par les hommes contre eux-mêmes, mais par les femmes aussi, ensemble.
"Francia" de Nancy Huston, Actes Sud, 282 pages, 22 euros.
Extrait : "Elle a trouvé ce garçon touchant. Il a juste envie de vivre un peu, mais dans son milieu, c'est trop demander. Les Français blancs et riches, c'est de vrais nœuds, se dit-elle, c’est la règle ! Ils ont le cerveau hypertrophié et le corps figé, débile, immobile. Ils se prennent la tête, ne savent ni qui ils sont, ni ce qu’ils veulent, ni ce qu’il leur faut, et le désir les tétanise au point qu’ils n’osent plus remuer le petit doigt. Comment font-ils pour s’embrouiller et s’emberlificoter à ce point ?"
"Francia"(Actes Sud), page 76
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