: Grand entretien "Le personnage de Jules, je l'ai construit à partir de mes colères" : Sorj Chalandon évoque la genèse de "L'enragé"
Le journaliste et écrivain Sorj Chalandon publie un nouveau roman dans la rentrée littéraire d'automne, L'enragé (Grasset), dans lequel il raconte le destin et l'évasion d'un adolescent enfermé dans un centre d'éducation surveillée à Belle-Ile-en-Mer dans les années 30. Nous le retrouvons dans le petit salon d'un hôtel parisien, mardi 5 septembre. Son regard chargé d'un mélange de malice et de mélancolie derrière les verres d'une paire de lunettes à grosses montures, il nous accueille avec un large sourire. "C'est la première sélection du Goncourt aujourd'hui, vous êtes au courant ? Mais moi, je suis disqualifié paraît-il", souligne Sorj Chalandon, car il est en effet déjà l'un des auteurs français les plus primés.
Comment vous est venue l'envie d'écrire ce livre ?
Je n'ai pas eu l'envie d'écrire ce livre, j'ai vécu quelque chose qui ressemblait au livre. J'ai été un enfant battu, je l'ai raconté dans d'autres romans, dans Enfant de salaud (Grasset, 2021). Pendant toute mon enfance, mon père m'a menacé d'aller en maison de correction. Si j'avais une mauvaise note, ou que je renversais un verre, il me disait : tu vas aller en maison de correction. Mon père m'a même réveillé une fois en pleine nuit et m'a demandé de faire ma valise, on a traversé une forêt, longé un grand mur, et puis il m'a déposé devant une porte, avant de revenir me chercher quelques minutes plus tard… Ce mot de "maison de correction" a hanté toute mon enfance.
Mais vous n'y êtes pas allé finalement ?
Non, mais il y a aussi que quand j'étais enfant, à la maison, tout ce qui venait de l'extérieur était considéré comme dangereux, les journaux, et surtout la littérature. Il n'y avait que deux livres à la maison, un sur la Waffen SS et l'autre sur Hitler. Donc je me suis mis à lire en cachette. J'allais à la bibliothèque Saint-Jean à Lyon, et je lisais tout ce qui concernait les enfants battus. C'est en lisant Jules Vallès vers l'âge de 13 ans je crois, que pour la première fois, j'ai compris ce que c'était qu'un roman. J'ai compris qu'avant moi, il y avait eu un petit Jules (c'est peut-être de là que vient mon Jules Bonneau) qui avait été battu, rossé, et qui disait à travers un livre au petit Sorj qu'il n'était pas tout seul. Pour moi, c'était insensé de comprendre que, à travers les âges, il y avait quelqu'un qui me ressemblait. Et puis j'ai lu Jules Renard et découvert la Folcoche d'Hervé Bazin, et plus tard encore Jean Genet et tous ces gens qui avaient été des chiens perdus sans collier. Tous ces enfants malheureux étaient mes héros d'enfance, mes héros à moi, en secret. Donc ça, c'est mon terreau. Je ne savais pas ce que c'était qu'un centre de redressement, je n'y suis pas allé, mais je savais qu'ils existaient. Par la bouche de mon père et par le biais de la littérature.
À ce moment-là déjà vous avez eu l'idée d'écrire ?
À ce moment-là, je n'ai pas encore envie d'écrire. Je suis trop jeune, mais j'ai quelque chose en moi qui me fait compagnon de douleur, des gens que je ne connais pas, que j'ai lu. Au moins, je ne me sens plus seul, isolé au 1 rue du commandant Charcot à Lyon, bloqué dans le labyrinthe avec le Minotaure. Je sais qu'autour de moi, il y a d'autres gens comme moi. Et qu'ils s'en sont sortis. Je lis et je relis ces livres-là avec le sentiment de voix qui me portent.
Et pourquoi vous êtes-vous arrêté sur le centre d'éducation surveillée à Belle-Ile-en-Mer ?
En 1977, je travaillais au journal Libération, et là je vois une dépêche de l'Agence France Presse tomber dans la corbeille, qui annonce la fermeture du centre d'éducation surveillée de Belle-Île-En-mer. Je me souviens alors que c'était un des centres dont mon père me parlait quand il menaçait de m'envoyer en maison de correction. Je savais ce qu'était un centre d'éducation surveillé, puisque Jean Genet avait raconté comment son séjour à la colonie pénitentiaire agricole de Mettray avait changé sa vie à tout jamais. Donc, quand je vois que ce centre de Belle-Ile ferme, je me dis, qu'est-ce que je peux faire ? J'ai envie d'écrire, mais bon, je suis jeune journaliste et le journal Libération fait 12 pages, et je ne peux pas annoncer la fermeture d'un lieu à des gens qui ne savent même pas qu'il existait. Cela n'a pas de sens. À ce moment-là, je me promets d'écrire un jour quand j'aurai le temps, quelque chose sur cette histoire. Plus tard, je me rends à Belle-Ile pour les vacances et je ne m'y sens pas à l'aise. Devant le mur d'enceinte du centre, abandonné mais intact, avec les tessons de bouteilles en haut des grands murs, et ses cellules, toujours les mêmes depuis 1880, j'entends les voix des gamins qui me disent : "Bah alors et nous ?". (Il sort son téléphone et montre des photos qu'il a prises du mur d'enceinte, des cellules). Mais l'idée du livre ne vient pas tout de suite. Je suis toujours journaliste. Donc j'imagine plutôt un grand reportage. Après, je deviens correspondant de guerre. Et puis en tant qu'auteur, j'avais d'abord d'autres choses à partager. Donc Belle-Ile s'en va, mais la voix de mon père qui me promet la maison de redressement ne s'en va pas, elle. Elle reste.
Comment vous en arrivez au roman finalement ?
En 2014, mon père meurt, j'ai écrit Enfant de salaud, puis ma mère meurt aussi, récemment, et là je me dis c'est le moment. Sauf que moi je ne sais rien sur le sujet, donc il faut que j'y aille. Il faut que je cherche.
Vous avez effectué un gros travail de documentation ?
Oui, mais les archives du centre pénitentiaire ont brûlé dans un incendie en 1959. Donc je me suis plongé dans la presse de l'époque. Et ça, c'est une merveille, c'est-à-dire que ce ne sont pas des rapports ou des écrits de "sachants" mais la vision et les mots de l'époque. Donc je cherche, je me documente sur les conditions de vie à Belle-Ile, les conditions de vie des enfants, la maltraitance, etc. Mais ça ne fait toujours pas un roman. Et puis là, dans la presse, je tombe sur la révolte de 1934, et sur cette information : 56 qui s'évadent, 55 qui sont repris. Et le 56e ? Mon Dieu, il en manque un. Et là je regarde les journaux des jours qui suivent. On sent que la presse qui fait marche arrière. "La police nous prie d'insérer ou d'indiquer" que non, en fait le 56e s'était déjà évadé auparavant. On dit ensuite qu'il se sera noyé. Un autre gendarme dit, "il aura peut-être trouvé un jupon accueillant sur l'île". Et là, moi je me dis, attends mon petit bonhomme, là, il y a un trou dans l'histoire, dans l'actualité, dans la vraie vie. Et là je me dis : "Papa, tu voulais que j'aille en maison de redressement, eh bien j'y vais !" Et voilà, le roman est là. Je peux créer Jules.
Le personnage de Jules, comment l'avez-vous imaginé ?
Je pouvais faire de Jules un petit orphelin qui se fait taper dessus. Mais non, parce que je me suis fait taper dessus, mais je n'étais pas orphelin. Moi ce que je veux, c'est que tout ça sorte, que tout ce que j'ai vécu sorte. Je veux une teigne. J'étais un enfant bègue, extrêmement bègue. On se moquait de moi. J'ai passé mon enfance à faire taire les moqueries, les humiliations, qu'elles soient dirigées contre moi ou contre les autres, par les poings, c'est moche, c'est atroce, mais c'est comme ça. Je n'avais pas la parole. L'oralité m'était interdite, et elle va m'être interdite longtemps.
"Et toute ma vie, je me suis dit, ces poings-là, il faut que je les oublie, il faut que je trouve autre chose que cette violence-là."
Sorj Chalandonà franceinfo Culture
Il est en moi cet enfant. Je suis obligé d'avoir cet enfant-là en moi. Donc le personnage de Jules, je l'ai construit à partir de mes colères, à partir de ma rage. Ce n'est pas une rage de tuer, c'est une rage de vivre. C'est important. Je déteste le côté "victime", c'est quelque chose qui me qui me hérisse. Autant mourir sous les coups, c'est ce que je me disais lorsque j'étais petit. Et j'offre ça à Jules. Je ne veux pas qu'il soit un petit orphelin. Je ne veux pas qu'il soit un petit souffreteux. Je ne veux pas qu'il soit un chien. Il n'a plus confiance en personne, mais je veux qu'il s'ouvre, comme moi j'ai rencontré dans la vie des gens qui m'ont ouvert. Pour moi, les conditions de vie dans le centre et l'évasion n'étaient qu'une partie du livre. Ce que je voulais, c'était faire le portrait d'un gamin qui apprend à desserrer les poings. Ce livre aurait pu s'appeler aussi la métamorphose. C'est la métamorphose du petit Jules en homme bien.
Et pourquoi un roman, et pas un reportage, ou une enquête ?
Le "56e", c'est extrêmement important pour moi, comme quand j'ai travaillé sur Le jour d'avant, sur les mineurs, ou sur d'autres romans, de ne pas m'emparer d'un personnage réel. Je suis journaliste, au fond de moi, totalement. Si on me demande ce que je fais, je ne suis pas écrivain, je ne suis pas plombier zingueur, je suis journaliste. Avec le "56e", je suis libre, la vérité historique me dit : tu as le droit d'y aller, profite, on n'a pas réussi nous, l'actualité, à faire la lumière sur le 56e. Donc ce gamin, vas-y prends-le.
Vous avez ce souci du réalisme et de l'exactitude des faits, même dans vos romans, c'est important, même dans la fiction ?
Oui, c'est comme quand j'apprends en parlant à droite et à gauche de mon projet de roman que le poème de Prévert La chasse à l'enfant, que j'ai appris à l'école, que j'ai fait réciter à mes filles, parle en fait de cette histoire de la révolte de 1934. Prévert était là, à Belle-Ile, en vacances, la nuit de la révolte. Je ne peux pas l'inventer, parce que je suis journaliste et parce que n'importe quel spécialiste de Prévert me dirait mais ce n'est pas crédible. Mais il y était ! C'est magique. J'ai écouté sa petite voix pendant des heures pour que la conversation avec Jules Bonneau soit crédible. Quel bonheur d'imaginer cette scène où il serre la main à mon personnage.
"Mes romans sont nourris de ce que je regarde, de ce que j'écoute, de ce que j'entends. Je travaille sur la météorologie locale. J'ai parcouru la lande à Belle-île sous la pluie, par gros temps, pour sentir ce qu'avait pu ressentir Jules la nuit de l'évasion. Je voulais vérifier si la mer passe au-dessus du parapet ou pas."
Sorj Chalandonà franceinfo Culture
Pour incarner mes personnages de marins, j'ai rencontré des gens pour me raconter la pêche à la sardine, m'expliquer le fonctionnement d'une chaloupe sardinière dans les années 30. Quand je dis que les uniformes des gardiens sont verts, c'est qu'ils étaient verts. Je veux que tout soit rigoureusement exact d'un point de vue historique. C'est la peur du journaliste, d'être pris en défaut sur une information. Avant que Jules Bonneau entre en scène, j'ai besoin que tout soit exact, que le décor soit planté, que tout le reste soit vrai. Et alors seulement je peux dire à Jules, allez, viens, c'est à toi, entre en scène. Mais pas avant.
Vous inscrivez aussi toutes vos histoires dans la grande histoire, ici l'action se déroule entre les deux guerres, au moment de la montée des extrémismes en Europe, c'était un contexte intéressant ?
Oui bien sûr, d'autant que sur l'île, autour de cet événement de la révolte des enfants de la colonie pénitentiaire, il y a les résistants d'un côté, les collabos, de l'autre, et ceux qui ne bougent pas. C'est comme dans un microcosme, la préfiguration de ce qui va se dérouler ensuite pendant la Seconde Guerre mondiale.
Comment travaillez-vous l'écriture de vos romans, quelle est la différence entre l'écriture journalistique et la littérature ?
Il y a une écriture d'urgence du journalisme. Pour la fiction je n'écris que la nuit. J'ai besoin que la porte soit close. J'ai besoin que ma famille dorme. J'ai deux filles encore avec moi, j'ai besoin qu'elles dorment. J'ai besoin que la rue soit calme. Les mots de l'écriture fictionnelle, j'ai besoin de les chuchoter pour moi-même. Dans cette écriture nocturne, même les pires moments sont chuchotés, même les hurlements sont chuchotés. Cela permet une langue, même dans la violence, je ne sais pas si on peut dire ça comme ça, mais, une langue plus apaisée. Je crois que c'est surtout une langue qui prend le temps, ce que le journalisme ne m'offre pas du tout.
C'est aussi une manière de raconter autre chose ?
Avec la fiction, je réinvestis la première personne du singulier. Théoriquement, un journaliste ne peut pas faire ça. Quand j'entre dans le camp de Sabra et Chatila en 1982, je fais mon travail de journaliste, j'écris pour le journal, et ensuite je m'effondre. Je suis contre un mur et je pleure. Et là, mon ami François Luizet du Figaro me dit : "Arrête de pleurer, transforme tes larmes en encre".
"Ce moment où je craque, où je pleure parce que j'ai vu trop d'enfants morts, ça ne peut pas être dans un journal, ça ne peut être que dans un roman."
Sorj Chalandonà franceinfo Culture
Dans le roman, j'y retourne en tant que metteur en scène et je montre un journaliste qui pleure contre le mur. Cette écriture-là ne peut être que romanesque, parce que je m'y inclus. Mes sentiments, ma crainte, mon effroi, tout ça, je ne le partage pas avec le lecteur, qui n'achète pas un journal pour savoir ce que pense un journaliste. Il s'en fout de ça. Ce qu'il veut voir, ce sont les gens de Sabra et Chatila, les femmes mortes, les enfants qui pleurent. C'est ça qu'il veut voir, pas moi qui craque. Dans le roman, Le Quatrième Mur, je peux mettre en scène un personnage qui monte Antigone de Jean Anouilh dans Beyrouth en guerre, et je peux craquer avec les femmes qui pleurent avec les enfants qui pleurent avec les enfants qui meurent.
C'est du journalisme que vous vient cette manière d'écrire, "à l'os"?
Je trouve qu'il y a souvent trop de mots. Si on dit "je t'aime", c'est beau. Si on ajoute "beaucoup", ce n’est plus rien, terminé. J'ai enseigné à l'école de journalisme de Lille et un jour j'ai demandé aux étudiants d'écrire sur un fait divers, sur un viol. Aucun d'entre eux, filles ou garçons, n'a employé, le mot "viol" seul. Ils parlaient de "viol épouvantable", de "viol atroce". Mais ça voudrait dire qu'il y a des "viols sympathiques" ? Dans le mot viol, il y a l'épouvante, le mot seul contient toute l'épouvante. Il ne faut pas en ajouter, qui affaiblissent.
"Le fait d'être bègue, d'avoir été très très bègue, et de l'être encore, m'a obligé à une économie de mots. En étant bègue, je ne pouvais pas faire des grandes phrases, donc j'ai appris à toujours aller à l'os des mots."
Sorj Chalandonà franceinfo Culture
Quand j'écris pour le journalisme ou pour la fiction, j'ai cette même urgence de la phrase courte. Et puis le bégaiement m'a aussi appris à avoir des mots de rechange. Pour les bègues, le "R" est un problème, donc quand il faut dire "rouge", je pense carmin, vermillon, garance. Il faut plein de mots, de ressources et ça, ça donne un vocabulaire qui est d'urgence aussi, et qui est en réserve. Au cas où. Mais le journaliste que je suis n'a pas ce temps-là. J'essaye d'avoir une belle langue de journaliste, mais elle peut s'épanouir beaucoup plus dans la nuit, au calme, dans l'écriture d'un roman. Et en plus j'ai des problèmes d'asthme, de respiration, et comme je me relis à voix haute…
L'entretien s'achève. Avant de partir, l'écrivain fouille dans la poche de sa chemisette avec une bouille d'enfant content de partager un petit secret. "Pour chaque roman, je me choisis un grigri, qui ne me quitte pas pendant l'écriture, et que je garde toujours sur moi encore après la sortie du livre". ll tend le poing et l'ouvre comme un magicien. Dans le creux de sa main, une belle grosse pièce de 20 francs en argent...
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