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"Héritage" : le fabuleux roman de Miguel Bonnefoy voyage au long cours dans le temps

Le troisième roman de ce jeune écrivain franco-vénézuélien confirme le talent de conteur de son auteur, imprégné d’un onirisme littéraire latino-américain qui emporte le lecteur sur deux continents, dans un imaginaire à la lisière du rêve et de la réalité.

Article rédigé par Carine Azzopardi
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7min
L'écrivain Miguel Bonnefoy (@ CELINE VILLEGAS / HANS LUCAS)

Le jeune écrivain de père chilien, de mère vénézuélienne, écrit dans une langue - le français, qui n’est pas sa langue maternelle, mais celle de ses études. Une langue virtuose aux mots tressés comme des arabesques et à la conjugaison oscillant entre passé simple et futur. Au premier abord, Amélie Poulain version Retour vers le futur, mais en fait bien plus que cela.

L’histoire : Au tournant du XXe siècle, un vigneron du Jura voit tous ses cépages dévastés par le phylloxéra. En désespoir de cause, totalement ruiné, il réussit à sauver un pied de vigne, et décide de s’embarquer pour la Californie où, lui a-t-on dit, le climat est propice à la culture du raisin. Tout ne se passe pas comme prévu et, peu après avoir passé le détroit de Magellan, il est épuisé par de fortes fièvres. Le capitaine du navire le débarque donc.

A la douane, ne comprenant pas un traitre mot d’espagnol, il répond "Lons-le-Saunier" lorsqu’on lui demande son nom, et c’est ainsi que la lignée chilienne des Lonsonier est fondée. Son fils Lazare, issu de son union avec Delphine, une descendante de négociants en parapluie bordelais, repartira avec ses frères se battre pour la France lors de la première guerre mondiale. Il sera seul à revenir, avec un poumon en moins, et le fantôme d’un soldat allemand en prime. La fille de Lazare, Margot, rencontrera étrangement ce soldat, vingt ans plus tard, et continuera la descendance avec Ilario Da. Ilario, partisan du président Salvatore Allende, sera emprisonné dans les geôles chiliennes du général Pinochet, avant de venir se réfugier en France. 

Un conteur au talent certain

Ces quatre générations dont les destins croisés sont racontés à la fois dans le passé et l’anticipation, de chaque côté de l’Atlantique, sans jamais perdre le lecteur, rappellent le destin familial de l’auteur, dont le père chilien fut de même emprisonné, avant de se réfugier à Paris sur la terre de ses ancêtres Bonnefoy. Miguel Bonnefoy nous emporte dans cette saga familiale avec la passion des conteurs au talent certain, qui maîtrisent leur récit de bout en bout. On se croirait parfois dans un conte des mille et une nuits, tant son écriture nous plonge dans des mots évoquant les contes de notre enfance, oscillant entre la fable et le récit historique.

Finalement, Héritage se lit comme une belle histoire pleine de personnages poétiques, qui pourtant traversent deux guerres mondiales et des séances de torture inhumaines, sans que l’on perde la beauté du récit qui dépasse les événements. Les malheurs de l’existence n’y sont qu’un mauvais tour joué par le destin, et l’on navigue dans l’imaginaire très riche de ses personnages, en particulier féminins, qui nous emportent dans leurs aventures par leur force, leur audace, et leur grâce. Le tout sur fond de réalisme magique hérité de la littérature sud-américaine.

Une épopée picaresque écrite dans une langue jubilatoire

Miguel Bonnefoy le dit lui-même : il a passé son enfance dans les romans de piraterie, des romans d’aventure et de flibustiers. Chez lui, chaque personnage a sa place, suit son chemin, poursuit ses aspirations et tente de les atteindre comme il peut. Comme dans ses romans précédents, les personnages de femmes, en particulier, Thérèse et Margot, sont les plus impressionnants. Des femmes fortes, puissantes, sur lesquelles les hommes s’appuient, qui décident de leur destins et n’en dévient pas malgré les coups du sort.

Toutes les recettes qui ont fait le succès de ses deux précédents romans sont là : l'exotisme et la fantaisie, le merveilleux et le folflore, les mirages et le réalisme, les parfums et les couleurs. L'écrivain saute d'une époque à l'autre avec élégance, et en tout juste deux cent pages, nous emmène en voyage avec une épopée picaresque écrite dans une langue brillante et jubilatoire. 

Un fabuleux parcours d'écrivain

A 33 ans, Miguel Bonnefoy connaît d'ailleurs déjà un fabuleux parcours de jeune écrivain, ayant été lauréat en 2015 avec Le voyage d'Octavio du prix Goncourt du premier roman, puis finaliste du prix Femina en 2017 pour Sucre noir, et ayant résidé à la Villa Médicis l'an dernier. Héritage, son troisième roman, est aujourd'hui en lice pour le Goncourt des lycéens. Ses précédents ouvrages ont déjà été traduits dans plusieurs langues. 

Couverture de "Héritage", roman de Miguel Bonnefoy (@ éditions Rivages)

Héritage, de Miguel Bonnefoy, paru le 19 août 2020 aux éditions Rivages (207 pages, 19,50€)

Extrait : "Quand Ilario Da lui demandait où se trouvait ce pays de merveilles, Aukan pointait la bibliothèque derrière lui et s’exclamait avec un mouvement exalté :
- Ce pays est dans les livres.
Ce fut lui qui alphabétisa l’enfant, d’abord en mapuche, car il s’agissait selon lui de la première grammaire, puis en espagnol, le jour où il constata que sa vivacité d’esprit pouvait contenir aisément une langue ancienne et une autre récente. Ilario Da put rapidement tracer des lettres sans trembler, à l’aide d’une plume d’oie vierge et d’un encrier d’ivoire, avec une déférence religieuse. Quand il eut fini d’écrire son premier mot, il le lut à voix haute, avec un geste déclamatoire :
Revolución. Il se cloîtra dans sa chambre pour le reproduire en grand, sur plusieurs feuilles différentes, tachant à l’encre noire tous les tapis, remplissant des cahiers de ces dix lettres prophétiques qui n’avait pas encore à ses yeux le triomphe qu’elles auraient bientôt. Ces pages, aux caractères maladroits et gigantesques, furent conservés par Margot dans un petit carton rouge qu’elle rangea à l’étage de la fabrique, sur une étagère de la chapelle de Lazare, jusqu’à ce que vingt ans plus tard la dictature les tirât de l’oubli."

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