"Houris" de Kamel Daoud : les voix retenues de la guerre civile algérienne

Dans son troisième roman, l'auteur algérien tisse le monologue d'une jeune femme qui a perdu l'usage de la parole après qu'un homme a tenté de l'égorger lors de la décennie noire.
Article rédigé par Neil Senot
France Télévisions - Rédaction Culture
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Portrait de Kamel Daoud, auteur de "Houris". (FRANCESCA MANTOVANI / GALLIMARD)

Il y a presque dix ans, Kamel Daoud recevait le Goncourt du premier roman et se hissait parmi les finalistes du prix Goncourt pour Meursault, contre-enquête (Actes Sud, 2014), une réécriture de L'Étranger d'Albert Camus. Si la première distinction n'est à l'évidence plus d'actualité, certains placent déjà son troisième roman Houris en bonne course pour l'obtention de la seconde. Cet ouvrage, qui paraît ce vendredi 15 août, est appelé à faire parler de lui.

L'histoire : Aube a perdu ses parents, sa sœur, et sa voix lors du massacre de son village à la veille des années 2000. L'homme qui a tenté de l'égorger au nom de Dieu a tranché ses cordes vocales. Vingt ans plus tard, elle habite à Oran, tient un salon de coiffure, a une énorme cicatrice sur le cou et se souvient de tout. Elle est en colère contre le silence qui entoure la Guerre civile algérienne. Incapable de parler, elle raconte son histoire à l'enfant qu'elle attend. Elle s'adresse à lui en l'appelant "Houri". Les "Houris", mot érigé en titre du livre, ce sont les vierges promises aux fidèles musulmans qui accèdent au paradis.

Lever le tabou

On entend souvent de la littérature qu'elle "donne une voix à ceux qui n'en ont pas". Avec Houris, Kamel Daoud prend l'expression à bras-le-corps. L'auteur algérien fait le récit d'Aube, Fajr en arabe, une jeune femme muette et dont presque personne, si elle pouvait parler, ne voudrait entendre l'histoire de la perte de sa voix. L'auteur le dit et le répète, l'Algérie n'est pas friande des récits des survivants de la Guerre civile qui s'est tenue de 1992 à 2002. Comme une réponse, ce troisième roman de Kamel Daoud est constitué des monologues intérieurs de la jeune femme : des paroles riches, poétiques, une histoire longuement retenue pour sortir en un jet.

Avec le personnage d'Aube qui se décrit comme "la véritable trace, le plus solide des indices attestant de tout ce que nous avons vécu en dix ans en Algérie" et de quelques récits savamment enchâssés, Kamel Daoud entend lever le tabou, dire cette guerre dont le pays parle peu. Houris fourmille ainsi de descriptions d'événements, de dates et de noms : autant de détails qui font de ce grand récit un véritable hommage aux victimes.

Voix du dedans, vues du dehors

La narratrice destine toutes ses paroles à l'enfant qu'elle porte et qu'elle ne souhaite pas garder. Cette adresse qui personnifie l'embryon peut parfois provoquer un sentiment de gêne, et ce, d'autant plus que le terme "tuer" est souvent préféré à celui d'"avorter". Mais au-delà de ce constat, il s'agit d'un procédé habile et touchant. Aube ne semble pouvoir transmettre son histoire qu'au sein de sa chair meurtrie, qu'à une oreille qui ne connaît pas encore la langue du dehors.

Destiner le récit à l'embryon permet aussi de revenir sur les bases de la guerre, de poser les jalons, car le destinataire ne connaît rien. Houris se pose ainsi comme un formidable travail de vulgarisation historique. Aux côtés des mots de Guerre civile, la narratrice décrit aussi sa vie à Oran. Kamel Daoud, dont il est important de rappeler qu'il a été accusé dans une tribune du Monde signée par divers sociologues, journalistes et historien de véhiculer "les clichés orientalistes les plus éculés" et d'alimenter "les fantasmes islamophobes d'une partie croissante du public européen", porte ainsi un regard sur la société algérienne contemporaine. Il aborde notamment, à travers la figure d'Aube, les conditions de vie des femmes.

Extrait : "Je montre un grand sourire ininterrompu et je suis muette, ou presque. Pour me comprendre, on se penche vers moi très près comme pour partager un secret ou une nuit complice. Il faut s'habituer à mon souffle qui semble toujours être le dernier, à ma présence gênante au début. S'accrocher à mes yeux à la couleur rare, or et vert, comme le paradis. Tu vas presque croire, dans ton ignorance, qu'un homme invisible m'étouffe avec un foulard, mais tu ne dois pas paniquer. Dans la lumière, j'apparais comme une femme de taille élancée, exténuée, à peine vivante, et mon immense sourire figé ajoute au malaise de ceux qui me croisent. Ce sourire, illimité, large, presque dix-sept centimètres, n'a pas bougé depuis plus de vingt ans." (Houris, page 15)

Couverture de "Houris", le dernier roman de Kamel Daoud. (GALLIMARD)


"Houris" de Kamel Daoud (Gallimard, 416 pages, 23 euros).


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