"Rester en Iran pour travailler est une forme de résistance" : Nasim Marashi raconte la vie de trois jeunes Iraniennes dans "L’automne est la dernière saison"
L’automne est la dernière saison, de l'écrivaine iranienne Nasim Marashi, paru aux éditions Zulma en janvier, raconte deux saisons de la vie de Leyla, Shabaneh et Rodja, trois Iraniennes qui se sont rencontrées à l'université de Téhéran. Les trois jeunes femmes sont restées inséparables et partagent leurs joies, leurs chagrins, se soutiennent dans les différentes épreuves qu'elles ont à traverser, et se retrouvent dans leur quête de liberté dans un pays où il est encore plus compliqué qu'ailleurs pour la jeunesse de se projeter dans l'avenir.
Rodja veut quitter l'Iran pour continuer ses études à Toulouse, et se bat pour obtenir un visa. Leyla, journaliste, aurait pu partir avec son mari Misagh qui a émigré au Canada, mais elle a préféré rester en Iran, et vit désormais dans la tristesse et les regrets. Shabaneh, quant à elle, s'interroge sur son envie ou pas d'épouser Arsalan, son collègue de travail, pas toujours très délicat, et puis il faudrait abandonner Mahan, son jeune frère handicapé…
A travers le récit du quotidien de ces trois femmes, et beaucoup entre les lignes, Nasim Marashi brosse une peinture de l'Iran d'aujourd'hui, et dresse le portrait d'une génération qui a connu une révolution avortée. Une génération qui doit faire avec ses rêves et ses désillusions.
Ce premier roman, paru en 2015 en Iran, a connu un grand succès auprès des lecteurs iraniens, et a reçu le prix Jalal Al Ahmad, l'un des prix les plus prestigieux du pays. Nasim Marashi, qui a depuis publié un autre livre dans son pays, était en France début mars pour la sortie dans l'Hexagone de ce premier roman.
Robe marine à pois blancs, un foulard sur les épaules, carré noir de jais et regard direct, nous retrouvons Nasim Marashi dans les salons de son hôtel à Paris, à quelques pas du Louvre. Elle confie à franceinfo Culture la genèse et les coulisses de ce premier roman, et partage également ses préoccupations de romancière et d'artiste iranienne aujourd'hui.
Franceinfo : Qu'est-ce qui a inspiré cette histoire ?
Nasim Marashi : Après les événements de 2009 [des manifestations à la suite des élections, baptisé le "mouvement vert"], le pays a connu une vague de répression qui a vraiment marqué la jeunesse. A l'époque, j'étais journaliste, et j'avais envie d'écrire un long reportage sur ce qui nous arrivait. Cela me tenait vraiment à cœur d'écrire ce que nous étions en train de vivre, nos combats, nos espoirs. Mais malheureusement, la situation s'est détériorée de jour en jour et le long reportage que je préparais a petit à petit pris la forme d'un roman. J'ai alors commencé à imaginer quelques personnages pour incarner cette génération, et leur histoire. Ces personnages sont inspirés en partie par moi-même, en partie par mes amis, et ils sont aussi en grande partie fictionnels.
Qu'avez-vous voulu raconter justement de cette histoire et de cette génération ?
Savoir ce que l'on veut dire avec un livre… c'est une question que l'on évite de poser aux écrivains iraniens ! Nous sommes des "story-tellers", nous racontons des histoires, c'est une tradition très ancienne qui trouve sa source dans les racines mêmes de la littérature persane. Tout ce que l'écrivain veut dire, le lecteur peut le trouver dans ces histoires, à travers ces histoires. Quand j'écrivais ce livre, ce qui m'importait, c'était que ce que l'on a vécu ne soit pas oublié. Si j'avais su que mon livre aurait un tel succès, qu'il serait traduit dans d'autres pays, peut-être que j'aurais davantage réfléchi en conscience à ce que je voulais dire. Le fait que ce livre ait eu ce succès, qu'il ait été lu par autant de gens, cela signifie que j'ai peut-être réussi à transmettre tout ce que je voulais dire au lecteur.
Pour moi, il était important que des lecteurs étrangers comprennent que nous, Iraniens, avons des soucis, des préoccupations proches des leurs, que nous partageons avec eux des choses, comme le fait de perdre ses rêves, ses illusions, ou de vivre un amour impossible. J'avais à cœur aussi de montrer que d'une société à une autre, certaines de ces choses peuvent être plus difficiles, que certaines expériences peuvent, selon la société dans laquelle on vit, s'avérer plus ou moins compliquées, plus ou moins dures.
Comment votre livre a-t-il été reçu à sa sortie en Iran en 2015 ?
Il a été très bien reçu. J'étais journaliste, et c'était mon premier roman. Je ne m'attendais pas du tout à ce que mon livre devienne un best-seller. Depuis sa sortie, le livre a été réimprimé 54 fois, et il s'est vendu à plus de 150 000 exemplaires, c'est énorme pour l'Iran, surtout que depuis quelques années, à cause de la situation dans le pays, les livres sont devenus chers et les Iraniens lisent beaucoup moins. Donc cet accueil a vraiment changé le cours de ma vie.
Que représente pour vous la parution de votre livre en France ?
Ce qui arrive au personnage de Rodja dans le livre, c'est quelque chose qui m'est arrivé personnellement. Rodja veut émigrer en France, mais sa demande de visa est rejetée. Le mien aussi avait été refusé à l'époque. La France a toujours représenté pour moi un ailleurs possible, mais très inaccessible. Et là, maintenant que mon livre est publié ici, c'est comme si tout avait changé. Je ne suis toujours pas en France physiquement, mais mes mots, l'esprit et l'âme de mes mots sont ici.
La question de l'exil est très présente dans votre livre, pourquoi ?
En Iran, quand on parle avec les gens, on se rend compte que l'exil, l'émigration, sont des questions que tout le monde se pose. C'est un souci, une préoccupation constante pour de nombreuses personnes en Iran. Et chaque fois que la situation se dégrade, cela provoque une nouvelle vague d'émigration. Je me suis aperçue que cette question, je l'ai posée dans mes autres livres aussi. Dans mon deuxième roman, il s'agit de quelqu'un qui émigre à la suite de la guerre Iran-Irak. Et dans mon prochain livre aussi, elle est présente. C'est une question récurrente dans tous mes livres, en fait.
Et pour vous, est-ce toujours une question d'actualité ?
Ce n'est pas tout à fait résolu dans ma tête. Je me pose toujours la question. Faut-il partir ou pas ? Parfois, je me demande ce que je ressentirais si quelque chose m'obligeait à partir, ou bien si, à l'inverse, quelque chose m'interdisait de sortir du pays. Quand la situation se détériore, je me dis parfois que c'est mieux de partir, pour soi et pour sa famille, mais en même temps je me demande s'il ne faut pas rester pour faire partie de l'évolution, de l'histoire qui est en train de s'écrire.
Pour les gens comme moi, ou comme mon mari, qui est cinéaste documentariste, pour nous, cette difficulté de l'exil est double. J'ai vu très peu d'écrivains, de cinéastes, d'artistes qui, en quittant l'Iran, étaient aussi brillants et pertinents qu'en y restant. Comme si garder ce contact avec les racines, rester en Iran, donnait la possibilité de travailler mieux. De plus, je suis convaincue que le régime préfère que les écrivains ne restent pas, que les artistes quittent l'Iran, qu'ils s'en aillent. Donc je pense que rester dans le pays pour travailler est un combat, une forme de résistance.
Dans votre livre, beaucoup de choses sont suggérées, sous-entendues, dites entre les lignes. Pourquoi ?
De manière générale dans la littérature persane, il y a cette tradition de dire les choses de manière couverte, de manière implicite. Cette tradition existe depuis toujours. Dans la langue même, il y a tout un tas de figures de style pour ne pas dire directement ce que l'on veut dire. J'ai été élevée dans cette culture, et je pense que c'est une des raisons qui expliquent ce que vous avez pu ressentir en lisant mon livre. Il y a aussi une convention non dite entre les écrivains iraniens et leur lectorat, qui fait que les lecteurs iraniens lisent ce qui n'est pas écrit dans le livre !
La censure en est-elle aussi une des raisons ?
Oui, c'est une autre explication. La censure a toujours existé, mais elle s'est renforcée ces derniers temps. Certaines parties de mon premier roman ont d'ailleurs été coupées par la censure du ministère de la Culture. Il y a aussi une part d'autocensure, peut-être parce que j'étais journaliste à l'époque. Je suis plus consciente maintenant de cette autocensure et j'essaie de l'éviter.
Par exemple, dans l'écriture de mon nouveau roman, j'ai décidé d'écrire sans me censurer, et ensuite, quand je devrai soumettre mon texte au ministère de la Culture, je me relirai et je ferai une version pour la censure, comme cela, au moins, j'aurai un exemplaire complet de mon roman. J'ai commencé l'écriture de ce nouveau roman à Paris, l'an dernier, et peut-être qu'écrire ici, dans ce climat, m'a aidée à laisser les choses ouvertes, à donner libre cours à mes pensées, sans m'autocensurer.
Et c'est cette version que vous proposerez à la traduction, par exemple ?
Pour les traductions, je ne sais pas, mais au moins, j'aurai pour moi une version complète, non censurée et non autocensurée de mon livre.
Vous racontez cette histoire à travers trois personnages féminins, et deux saisons. Pourquoi cette construction narrative ?
J'ai étudié le génie mécanique à l'université, je suis ingénieure et je pense que la construction narrative vient un peu de cette structure mécanique que j'ai en tête. Ensuite, j'ai multiplié les personnages pour qu'ils représentent bien une génération. S'il y avait eu un seul personnage, avec son caractère, ses frustrations, cela aurait été interprété comme des problèmes personnels et pas comme ceux d'une génération. Et puis j'ai choisi de raconter l'histoire à travers deux saisons car je voulais raconter l'avant et l'après. Je voulais avancer avec ces trois personnages, jeter un éclairage sur leur vie à une époque, puis à une autre, pour qu'on les voie évoluer.
Ressemblez-vous à l'une de ces trois femmes ?
C'est une question difficile. J'ai été proche de chacune d'entre elles à un moment de ma vie. J'ai été paisible comme Leyla, j'ai lutté comme Rodja et puis je me suis résignée, j'ai accepté ce qui m'arrivait, comme Shabaneh…
L’automne est la dernière saison, de Nasim Marashi, traduit du persan (Iran) par Christophe Balaÿ (Zulma, 272 p., 22 €, ebook, 12,99 €).
Extrait :
"On est des sortes de monstres, Shabaneh. On n'est plus du même monde que nos mères mais on n'est pas encore de celui de nos filles. Notre cœur penche vers le passé et notre esprit vers le futur. Le corps et l'esprit nous tirent chacun de son côté, on est écartelées. Si nous n'étions pas ces monstres, à l'heure qu’il est, on serait chacune chez soi à s'occuper de nos enfants. On leur consacrerait tout notre amour, nos projets, notre avenir, comme toutes les femmes ont toujours fait à travers l'histoire. On ne serait pas en train de poursuivre des chimères. Leyla aurait courbé l'échine comme les autres pour suivre son mari. Moi, je m'emmerderais pas avec l'argent, les emprunts, le boulot... Je resterais ici bien tranquille à mener ma petite vie. Toi, tu aurais un mari, des enfants, tu serais heureuse. Au lieu de servir de mère à Mahan, tu aurais tes propres enfants. Le week-end on irait toutes les trois se faire une beauté. Au lieu de trucs compliqués et inaccessibles, on se contenterait de bonnes soirées, de robes en soie achetées en soldes." (L'automne est la dernière saison, p. 217)
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