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"Matrix" : l'étonnant portrait de Marie de France, nonne et poétesse médiévale, par l'écrivaine américaine Lauren Groff

Dans son nouveau roman, l'écrivaine américaine Lauren Groff livre un portrait romanesque de Marie de France, première femme de lettres, libre et combattante féministe avant l'heure. Un livre porté par une écriture d'une richesse enthousiasmante.

Article rédigé par Laurence Houot
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6min
Portrait de l'écrivaine américaine Lauren Groff, le 2 septembre 2021 (ELI SINKUS)

Après Les Furies, qui racontait la vie d'un couple dans le monde contemporain, Lauren Groff nous transporte avec Matrix, son nouveau roman paru le 6 janvier aux éditions de L'Olivier, dans une abbaye anglaise du Moyen Âge. Dans cette biographie romancée de Marie de France, poétesse du 12e siècle, l'écrivaine américaine dresse le portrait d'une héroïne libre, au tempérament aussi impétueux qu'irrévérencieux.  

L'histoire : Matrix retrace la vie de Marie de France, première poétesse française connue pour son recueil Les Lais de Marie de France, douze récits en vers narrant des aventures chevaleresques et l'amour courtois. D'une biographie quasi inexistante - on ne sait presque rien de la vie de cette "bâtarde" - Lauren Groff invente la vie de celle qu'on pense être la fille naturelle de Geoffroy V d'Anjou, père d’Henri II, second mari d'Aliénor d'Aquitaine, devenu roi d'Angleterre en 1154.

La jeune Marie perd sa mère à l'âge de douze ans, survit seule pendant deux ans en cachant la mort de sa mère et en profite pour faire elle-même son éducation. Elle est ensuite accueillie à la cour de Westminster, chez son demi-frère de sang royal, époux d'Aliénor d'Aquitaine. Marie y coule des jours heureux pendant quelques années mais à ses 17 ans, Aliénor lui annonce qu'elle a été nommée prieure d'une abbaye royale de la campagne anglaise. "Au moins savait-on à présent quoi faire de cette étrange demi-sœur bâtarde de sang royal".  

Peu sensible aux charmes de la religion, et pas emballée du tout par ce destin scellé par la famille "depuis fort longtemps", cette géante sans grâce, immariable, n'a pourtant d'autre choix que d'accepter. Marie quitte la mort dans l'âme "la musique, les rires et l'amour courtois" de la cour, s'arrache à Aliénor, objet de sa passion depuis l'enfance, et laisse derrière elle Cécile, qu'elle connaît depuis la naissance, et qui "jusqu'à cet instant était tout pour elle, amante, sœur, servante, compagne de plaisir et seule âme aimante à travers toute l'Angleterre".

À son arrivée, Marie découvre une abbaye minée par la misère, et des nonnes "tellement affamées que leurs têtes ne sont plus que des crânes décharnés dans le sombre dortoir". Désespérée, elle se lance dans l'écriture d'un recueil en lais, "traduits dans le beau français musical de la cour", qu'elle compte expédier à Aliénor pour regagner la faveur de vivre à la cour. Mais ses espoirs sont vains. La jeune femme décide alors de reléguer dans le fond de sa tête son amour pour Aliénor, auquel elle restera cependant fidèle jusqu'à la mort, selon les règles de l'amour courtois. Puis elle prend fermement en main la destinée de cette abbaye moribonde. Elle en deviendra l'abbesse et en fera un lieu prospère, un lieu de sécurité pour ses "sœurs", à l'abri de la violence des hommes.

Utopie féminine déjantée

L'écrivaine dresse un portrait édifiant de Marie, femme complexe, libre-penseuse, érudite, déterminée, insoumise aux diktats imposés par les hommes, par ses paires, ou même par l'époque, mais aussi femme sensuelle et hypersensible à la poésie du monde. À travers la figure utopiste de Marie, ce sont des combats intemporels qu'évoque l'écrivaine, pour le partage des richesses, pour la liberté, pour la possibilité d'édifier envers et contre tout un autre monde.  

Lauren Groff déploie dans ce sixième roman une langue d'une extrême richesse (saluons au passage le très beau travail de traduction de Carine Chichereau) pour décrire aussi bien les paysages, la campagne anglaise arpentée par Marie sur le dos de sa vieille jument, la mort d'un oiseau mais aussi les nonnes, leur physique, leurs manies, leurs états d'âmes, ou leurs désirs, qui s'expriment sans complexe derrière les murs de l'abbaye. 

À l'instar de Diderot avec sa Religieuse ou d'Agustin Gomez-Arcos et sa Maria Republica, Lauren Groff s'empare avec bonheur de ce huis clos à fort potentiel romanesque, ici aussi prétexte à dénoncer les dérives d'un pouvoir politique ou religieux écrasant. Méditation décalée sur le pouvoir, Matrix est avant tout un hymne à la littérature, à l'art de raconter des histoires, "le meilleur moyen pour exister" aux yeux de ceux qu'on aime.

Couverture du roman de Lauren Groff, "Matrix", janvier 2023 (EDITIONS DE L'OLIVIER)

Matrix, de Lauren Groff, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Catherine Chichereau (Ed. de L'Olivier, 304 p., 23,50 €)

Extrait :

"Le premier printemps qu'elle passe à l'abbaye, Marie plante les noyaux des abricots qu'elle a volés dans le jardin de la reine pour les éloigner d'elle, ils lui rappellent trop tout ce qu'elle a perdu. Ils auront du mal à grandir, se couvriront de petites feuilles malingres. Elle aura l'impression que sa propre vie est liée à ces arbres. Elle ne sait pas encore si elle a envie de les voir prospérer ou mourir.
La pression de la hiérarchie sur les religieuses est quotidienne, écrasante. Marie apprend à reconnaître le pas de certains supérieurs du diocèse dans les couloirs, car ils sont chaussés de bottes, pas des sabots des femmes de l'abbaye, et dès qu'elle les entend, elle bondit et s'esquive en silence dans les coulisses, laissant Emme dans ses brumes, car après tout c'est encore elle, l'abbesse, qui doit se débrouiller avec les exigences, les règles, les pressions pour obtenir de l'argent, les requêtes sans fin pour que les moniales offrent leur temps, leurs prières, leurs efforts, toutes choses auxquelles Emme acquiesce avec affabilité, et dont elle oublie ensuite commodément d'informer Marie. Eh bien, décide celle-ci, elle va devoir dresser ses supérieurs comme les chiens et les faucons à coups de récompenses, mais lentement afin qu'ils ne s'aperçoivent de rien." (Matrix, p. 69)

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