"La Cité de la victoire", dernier roman de Salman Rushdie : une magnifique odyssée dans la mémoire onirique d’une légende indienne
L’histoire : La plume flamboyante de Rushdie s’attaque à une histoire vraie, qu’il a découverte il y a bien longtemps, lors d’un voyage dans le sud de l’Inde. La capitale de l’empire de Vijayanagara a réellement existé du XIVe au XVIe siècle, puis elle s’est éteinte, et son souvenir s’est perdu et oublié. Dans cette cité, les hommes et les femmes vivaient à égalité, bien plus de que nos jours au même endroit. De ce point de départ réel, Rushdie tire une odyssée imitant l’Iliade, racontant le destin de Pampa Kampana, mi-femme mi-déesse, qui murmure aux habitants leurs rêves et leur passé. La Cité de la victoire, de Salman Rushdie, traduit de l’anglais par Gérard Meudal, est paru aux éditions Actes Sud le 6 septembre.
Pampa Kampana est une poétesse aveugle, faiseuse de miracles, morte à 247 ans. Deux siècles et demi, et autant d’histoires à raconter pour le magicien Rushdie, qui prend prétexte d’un poème narratif écrit par la femme-déesse elle-même qu’il aurait – avec beaucoup moins de talent – transcrit en prose pour pouvoir le transmettre au plus grand nombre. Un récit poétique que l’écrivain aurait retrouvé près de 450 ans plus tard, capsule de temps de 80 000 vers rédigés en sanskrit et caché dans une jarre. Le récit de l’épopée parcourt les 160 000 jours qu’a duré l'empire fondé sur un secret : il était né des mots murmurés par un seul être aux oreilles de ses habitants.
Une plume édifiante
L’histoire commence avec une petite fille de 9 ans qui regarde sa mère brûler vive dans un brasier où s’est déjà consumé le corps de son père. Une vieille coutume indienne à laquelle seule la colonisation britannique avait mis fin en réalité. La petite fille décide alors de se moquer de la mort, et de se tourner du côté de la vie. La ville qu’elle fonde va connaître maintes périodes, et autant de vicissitudes. Sous son règne, les femmes occupent des postes d’ordinaire dévolus aux hommes. La liberté sexuelle y est totale, et l’armée invincible. Une fois la cité créée, elle va partir en guerre pour apporter la paix au pays, jusqu’au jour où une protestation va émerger, comme une secte, et se retourner contre elle et son pouvoir. Une fois que vous avez créé vos personnages, écrit Rushdie, vous êtes liés par leurs choix. Vous ne pouvez plus les refaire en fonction de vos désirs. Ils sont ce qu’ils sont et ils feront ce qu’ils voudront. Cela s’appelle le "libre arbitre". Ainsi, la reine ne peut plus transformer les personnages qu’elle a créés, s’ils ne veulent pas l’être. Commence alors une longue descente aux enfers…
Le récit de Salman Rushdie est tout sauf politique. On ne peut cependant s’empêcher d’y chercher – et d’y trouver – des allusions à l’univers dans lequel vit l’écrivain depuis 34 ans. Menacé par une fatwa lancée par l’ayatollah Khomeiny en 1989, le génial conteur est en effet un pourfendeur des intégrismes et des fanatismes. La cité de Bisnaga se retrouve régie selon la religion, et non plus la magie. Une régression qu’il résume ainsi : "Il avait créé un nous qui n’était pas eux, un nous qui voulait franchir cette ligne et soutenait en secret l’intrusion de la religion dans tous les recoins de la vie politique aussi bien que spirituelle et un eux qui s’opposait à des idées aussi démoniaques." La déesse dont les seules armes sont les mots échoue ainsi : "Les idées qu’elle avait implantées n’avaient pas pris racine ou alors ces racines n’allaient pas assez profond et se laissaient facilement arracher." Un échec cependant temporaire…
La plume de Salman Rushdie a trop de talent pour distiller de la morale, mais elle est édifiante : "Se détourner de l’histoire, écrit-il, c’est rendre possible une répétition cyclique de ses crimes." Amour, palais, intrigues, batailles… Les contes métaphoriques qu’il nous raconte ne peuvent que faire écho à un éternel recommencement, au cœur d’une jungle fantasmée. Un monde imaginaire qui parle aussi de notre monde réel, comme le font toujours les romans, prétextant la fiction. Un monde imaginaire où, écrit finalement Rushdie en phrase de chute, "les mots sont les seuls vainqueurs." Et sa seule arme.
"La Cité de la victoire", de Salman Rushdie, traduit de l’anglais par Gérard Meudal, est paru aux éditions Actes Sud le 6 septembre 2023 (350 pages, 23€).
Extrait : - "Désormais, répéta le perroquet comme un perroquet, Bisnaga sera régie par la religion, pas par la magie. La magie a trop longtemps été reine ici. Cette ville n'a pas poussé à partir de graines magiques ! Vous n'êtes pas des plantes qui seraient nées d'une telle origine végétale ! Vous avez tous des souvenirs, vous connaissez tous vos ancêtres, qui ont bâti la ville avant votre naissance. Ces souvenirs sont authentiques et n'ont pas été implantés dans votre cerveau par quelque sorcière chuchotante. Cet endroit a une histoire. Il ne résulte pas de l'invention d'une sorcière. Nous allons réécrire l'histoire de Bisnaga de façon à en extirper la sorcière et ses sorcières de filles également. Cette ville est comme toutes les autres mais en plus glorieux, c'est la ville la plus glorieuse de tout le pays. Ce n'est pas un tour de magie. Nous déclarons aujourd'hui que Bisnaga est libérée de la sorcellerie et décrétons en outre que la sorcellerie y sera passible de mort. Désormais c'est notre récit, et lui seul, qui prévaudra car il est le seul vrai. Tous les récits mensongers seront supprimés. Celui de Pampa Kampana en fait partie, il est empli d'idées erronées. Il ne lui sera accordé aucune place dans l'histoire de l'empire. Soyons clair. La place d'une femme n'est pas sur le trône. Elle est, et sera désormais, à la maison."
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