"Le Côté obscur de la reine" : Marie Nimier soigne son mal de mère dans une époustouflante enquête intime

Dans son nouveau livre, l'écrivaine et dramaturge Marie Nimier, prix Médicis 2004 pour "La Reine du silence", démonte les ressorts de l'emprise maternelle à travers le portrait incandescent d'une mère abusive.
Article rédigé par Edwige Audibert
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 7min
Portrait de l'écrivaine Marie Nimier. (FRANCESCA MANTOVANI / GALLIMARD / MERCURE DE FRANCE)

"Ce qui est bien avec les mères, c'est qu'on ne se lasse jamais d'en parler." Près de vingt ans après La Reine du silence, consacrée à la relation manquée avec son père, l'écrivain Roger Nimier disparu quand elle avait 5 ans dans un accident de la route, la romancière s'empare du côté pile de son ascendance : sa mère, dans Le Côté obscur de la reine, paru le jeudi 2 janvier au Mercure de France. Un récit d'une exceptionnelle acuité sur les ravages d'une relation fusionnelle et toxique.

L'histoire : ce livre raconte l'histoire d'un territoire occupé et du désir éperdu de le libérer. Ce territoire, c'est celui de l'existence de Marie Nimier, littéralement squattée par l'omniprésente figure maternelle. Nadine, flamboyante épouse de l'écrivain Roger Nimier, tour à tour rédactrice de publicité dans les années 1960 et journaliste de radio, beauté blonde du Tout-Paris aux jambes interminables, vive, drôle, tragédienne en diable. "Une personne fabuleuse", selon certains, une diva. Seulement voilà, la réalité de l'enfance de Marie et ses frères n'a pas grand-chose à voir avec la légende familiale…

Comment se construit-on au contact d'un personnage pareil ? Surtout quand, après la mort de son père, la petite Marie devient le centre de gravité et le souffre-douleur de cette mère qui veut "tout partager" avec elle, tout en la négligeant. Qui est cette femme qui depuis toujours a un peu trop tendance "à déployer son être tragique" maniant "l'hyperbole douloureuse et la culpabilisation" de sa fille ? Comment redélimiter une frontière viable avec cette maman qu'elle n'a jamais appelée autrement que par son prénom, parfait avatar de la reine dans Blanche-Neige ? "Je ne lui en veux pas, non, lui en vouloir, ce serait encore la vouloir. Encore rester accrochée. Les gestes d'apaisement dictés par la raison me coûtent mes nuits. On me conseille de me blinder, mais me blinder ne sert à rien, ou alors, je ne me blinde pas comme il faut."

Désir de rétablir les faits

Il y a peut-être à l'origine de ce texte construit comme une enquête un désir de "rétablir les faits". Opérer un retour sur ce qui a été vécu pour comprendre les conséquences sur son propre parcours et ses accidents en faisant exploser les mensonges d'une femme qui toute sa vie s'est présentée sous l'angle de la mère aimante. Ce travail prend la forme d'une auto-analyse passionnante, la narratrice s'appliquant, à travers l'évocation de certains épisodes de sa jeunesse, à démêler inlassablement le vrai du faux de la rhétorique maternelle. De son écriture à la précision clinique, Marie Nimier révèle une vérité dont tout l'enjeu consiste à désolidariser la fille de la mère pour en finir avec ce qu'elle décrit comme "une acculation perpétuelle". "Acculée, oui, cette histoire de mère est le récit d'une acculation perpétuelle."

À l'appui de ce cheminement, la romancière exhume du temps passé de son enfance d'anciennes lettres, photos oubliées, rédactions d'écolière ou bribes assassines, traquant le moindre indice, comme autant de preuves à charge portées à la connaissance du lecteur dans ce scrapbook intime. En revenant par exemple sur les détails du "récit inaugural" qui marqua l'enfant au fer rouge. Comme le jour de sa naissance où sa mère la trouvant "laide", l'abandonne prestement à la nounou pendant des semaines pour aller se reposer sur les bords du Léman, tandis que son père écrit à un ami : "Ma femme a eu une fille hier. J'ai été immédiatement la noyer dans la Seine pour ne plus en entendre parler." Micro-bombes à retardement aux effets dévastateurs. "Il arrive que la pudeur, l'humour, le trait d'esprit, appelons ça comme on voudra, aient de drôles de retombées. Vingt-quatre ans plus tard, je sauterai d'un pont, lourdement habillée."

Quitter l'assignation à résidence maternelle

Mais ce grand dévoilement passe aussi par la révélation d'un secret qui pourrait expliquer, au-delà du désamour familial, le mal-être plus profond de la narratrice.

À partir de là, quelque chose va commencer à céder. "Ce qui nous lie à nos parents ? Une grande chaîne de phrases qui s'enroule en spirale autour de nos corps. Qu'un maillon cède et c'est l'air qui nous happe. Rien n'est gravé dans le marbre, rien." Au fur et à mesure, l'écrivaine semble reprendre le pouvoir sur son histoire, une fois les masques tombés. Son récit s'agrandit ensuite d'autres trajectoires familiales, comme une façon de prendre du champ, quittant l'assignation à résidence maternelle en s'intéressant à sa grand-mère, elle-même mal aimante avec sa propre fille, ou à ce demi-frère inconnu dont l'existence lui est révélée par hasard et avec qui elle nouera une fraternité salvatrice.

Il y a comme une mélodie durassienne dans ce récit tissé de blessures liées à une relation mère-fille insoluble. Une attraction-répulsion totalement comparable à celle évoquée par Marguerite Duras dans Le Barrage contre le Pacifique. À ceci près qu'il subsiste chez Marie Nimier une irrépressible aspiration à la lumière à l'image d'un fil invisible qui la tient suspendue au-dessus du vide.

"Le Côté obscur de la reine" de Marie Nimier, éditions Mercure de France, 253 pages, 22,50 euros

Couverture du livre de Marie Nimier "Le Côté obscur de la reine" (EDITIONS MERCURE DE FRANCE)

Extrait : "Ma mère m'occupe, ses lamentations me submergent, sa mauvaise foi, ses chantages, son agressivité déguisée en tendresse, sa façon de retourner le monde à son désavantage. Je sors de mes visites lessivées. Je pleure souvent, j'ai du mal à travailler. Alors j'essaye de comprendre, pour garder la tête hors de l'eau. J'en parle à Gilles, mon grand frère né d'un premier mariage. Il ressent la plainte maternelle comme un rempart contre la réalité. Il dit au passage, et je me rends compte que je ne l'ai encore jamais entendu aussi clairement : se plaindre, c'est demander de l'amour. Le demander de façon chronique, de façon lancinante. Un amour absolu, cet amour qui relie l'enfant à sa mère, la petite fille à sa maman. Tu prends les choses trop au sérieux, m'écrit ma tante. Il faut que tu fasses un stage de je-m'en-foutisme ! Je dois le reconnaître, j'ai d'énormes lacunes en je-m'en-foutisme." (page 10)

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