"Le Mal joli" d'Emma Becker ou le journal d'une femme de chambre passionnément amoureuse

Dans "Le Mal joli", il y a beaucoup d'amour, de passion, de nuit et d'après-midi torrides dans les chambres où se retrouvent Emma et Antonin. Il y a aussi de la littérature transformant les jours de douleurs et de passion en 409 pages d'un roman sans paravent pour cacher le désir.
Article rédigé par Christophe Airaud
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5 min
Emma Becker, autrice de "Le Mal joli" aux éditions Albin Michel. (PASCAL ITO)

Emma Becker, avec son sixième roman, continue à bâtir une œuvre dans laquelle sexe, autofiction et littérature font ménage à trois. En 2019, son succès avec La Maison racontait son expérience de prostituée durant deux années dans deux bordels berlinois. Succès critique et de librairie. Elle était apparue avec Mr, en 2011. C'était le récit, déjà en chambre d'hôtel, d'une liaison entre un homme marié et une jeune femme de 20 ans. Déjà aussi la passion et son engrenage de fièvre et de douleur.

Le Mal joli, paru le 22 août 2024 chez Albin Michel, est l'une des sensations de la rentrée avec la première sélection du prix des Deux Magots 2024, la première sélection du prix Femina, la sélection Transfuge des vingt meilleurs livres de la rentrée littéraire et le prix de la rentrée du festival des Écrivains chez Gonzague Saint Bris.

L'histoire : En trois saisons, du printemps à l'automne, le lecteur suit les aventures amoureuses, profondément passionnelles et charnelles, entre Emma, mariée, mère de famille et écrivaine, et Antonin, en couple aussi et écrivain… Lui aussi. Emma est Emma Becker. Pour Antonin, le Landerneau littéraire a reconnu Nicolas d'Estienne d'Orves, écrivain un brin réac tenant du bon et mauvais goût. Le Mal joli se passe du Saint-Germain littéraire à la province où vit Emma. Entre les deux, leurs échanges épistolaires pour construire un roman, celui d'une femme éperdument amoureuse et furieusement désirante.

L'itinéraire d'une passion

Cela débute à la sortie de la rue Delambre, quartier Montparnasse. "J'entends Antonin me suggérer une petite balade : est-ce que je préfère visiter son bureau d'écrivain sous les toits ou bien causer devant un feu de cheminée, chez lui ? Ils remontent ensemble le boulevard Raspail. La promenade finira au lit ou plutôt contre la cheminée "avant même d'avoir pu dire ouf, on est assise dessus, riant toujours, et on se retrouve avec un nouvel amant". Ainsi va Emma pour raconter ses rendez-vous.

"Votre petit hôtel borgne ne me fait pas peur. Je l'ai déjà dit, et je n'ai pas peur de vous rebattre les oreilles, je vous baiserais sur un tas de fumier, dans les égouts. Alors si vous pensez que j'ai peur d'un Ibis... !". Les usagers qui fréquentent régulièrement les Ibis apprécieront.

La géographie adultérine est aussi celle de la bibliothèque d'Antonin. Dans les rayons traînent les auteurs antisémites et infréquentables Brazillach et Rebatet. Emma sursaute. Le premier cadeau d'Antonin : un Paul Morand, Hécate et ses chiens, ce qui fait dire à Emma pour qualifier son amour... "Oui, j'en suis à lire Paul Morand." Cette géographie politique se résume ainsi : elle, la banlieusarde de gauche aime un homme de droite, au pantalon de velours rouge ou moutarde de la rive gauche parisienne.

Le style Becker

Depuis le début de sa carrière, Emma Becker a du style. Celui d'une écrivaine qui exprime sans détours, crue et sans besoin d'image, le désir, le plaisir, les corps qui se préparent pour le rendez-vous pour se souder dans un élan fiévreux. Suivra le texto sensuel : "Je te noie de caresse, Antonin".

Ce n'est pas toujours aussi romantique quand Emma déclare : "Mais je ne peux parler qu'à vous, j'en suis désolée pour vous faire rire et bander et que vous vous sentiez moins seul". Un peu de porno dans une belle plume et le talent de glisser, ce que d'aucun ignorant de l'amour qualifierait de grossier, dans une jolie phrase. "Essoufflée, béante autour de ses doigts, je regarde au plafond de mon hôtel, un rayon de soleil que le grand platane fait vaciller et renaître".

Tomber amoureuse et que faire des enfants ?

Amante et mère, un cinéaste d'antan, Jean Eustache en 1973 l'avait résumé dans le titre de son film La Maman et la Putain. Pour Emma, ces élans passionnels sont aussi un crève-cœur. Ne pas penser assez à ces enfants, le mari n'apparaissant guère dans cette autofiction. Les chemins du jardin secret et de la double vie sont parfois semés de tristesse.

À Isidore, son fils qu'elle récupère à la sortie de l'école, elle demande ce qu'il aimerait faire plus tard. "En tout cas, je serai jamais écrivain (...) parce que quand tu es écrivain, tu n'es jamais chez toi, tu n'as jamais le temps de t'occuper de tes enfants." Naît ainsi la conviction que tout ce qui se passe en dehors des enfants ne vaut tripette.

Ce pourrait être un roman de gare, un peu sentimental, un peu porno, encore que les romans de gare ont leurs saveurs. C'est une autofiction pour dire que parfois les histoires d'amour ne finissent pas toujours si mal et qu'écrire son désir reste un acte de féminisme littéraire.

Extrait : "ll y a chez nous une volonté de nous user l'un contre l'autre tant qu'il en est encore temps, tandis que cette nausée de plaisir et de manque s'installe lentement. Heureusement que tu n'habites pas Paris, dit-il gravement. Mais, je réponds, si j'y habitais, nous n'aurions pas cette urgence de nous voir, à chaque heure du jour et de la nuit. Face à cette certitude d'être bientôt séparés, nous sommes rendus à un stakhanovisme de baise dont je sens bien qu'il nous gêne aux entournures, forcés de baiser, de nous entre-sucer jusqu'à ce que l'un de nous crie grâce, mais ce sortilège, si puissant soit-il, n'a rien à voir avec le fait de s'aimer. Peut-être a-t-il senti, mieux que moi, que nos silences, notre désœuvrement n'étaient pas un désagrément, mais une incapacité à voir au-delà de cette faim des corps. Lorsque les organes ont fini de parler, voici deux personnes qui se rappellent brusquement qu'elles pourraient, aussi, bien s'entendre. Plutôt que de commencer à confondre ça avec de l'ennui, mieux valait écourter notre rendez-vous, nous languir l'un de l'autre jusqu'au soir, mieux vaut nous aimer très fort pendant une heure que de nous sentir tiédir pendant toute une après-midi."

"Le Mal joli" d'Emma Becker aux éditions Albin Michel, 409 pages, 21,90 euros

Couverture du roman "Le Mal joli" d'Emma Becker aux éditions Albin Michel. (ALBIN  MICHEL)

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