"Lorsque le dernier arbre", de Michael Christie : un premier roman dans les pas de Steinbeck
Etablissant un parallèle entre la Grande Dépression des années 1930 et un futur proche qui ferait suite à un "Grand Dépérissement", le jeune auteur canadien Michael Christie signe un premier roman dense et sombre, où les destins de quatre générations sont intimement liés à celui des arbres.
L'histoire : nous sommes en 2038, et le déclin de l'humanité a commencé depuis vingt ans. Désormais, seuls les plus fortunés peuvent encore profiter des dernières forêts primaires que compte notre planète, dont celle de Greenwood Island, au large de la Colombie Britannique. Jacinda Greenwood, une étudiante surendettée, fait visiter ce coin de paradis devenu rare à des privilégiés, sans se douter que son destin familial s'est joué sur cette île, plus d'un siècle auparavant. Dans cette fresque, les générations se superposent comme les cernes d'un arbre, l'écorce n'en constituant que la dernière couche, la plus fine, alors que tout s'est joué au coeur. Lorsque le dernier arbre, de Michael Christie, traduit de l'anglais (Canada) par Sarah Gurcel, est paru le 19 août aux éditions Albin Michel.
Du temps et des arbres
Le coeur du récit, c'est l'histoire de deux garçons, seuls rescapés d'un accident de train en Colombie britannique en 1908. Les habitants du village qui les recueillent tout en s'en méfiant, vont les appeler les frères Greenwood, car ils ont été trouvés dans les bois. Harris et Everett vont grandir là, comme des enfants à demi-sauvages, liés par une affection indéfectible. Harris, choisi par les villageois pour étudier, deviendra un magnat du bois en vendant la forêt sur laquelle il a grandi pendant la Grande Dépression. Everett, lui, aura un destin plus sombre, mais non moins spectaculaire. "Le temps et moi avons nos petits arrangements", répète-t-il à l'envi.
Le temps est au centre de ce roman : parfois dense, parfois léger, il accompagne les frères Greenwood et leur descendance, en faisant se croiser des destins qui finalement s'ordonnent, comme l'arbre en coupe sagittale qui orne la première page du récit. Les arbres constituent un autre personnage accompagnant chaque acteur qui gravite autour d'eux : l'un bûcheron, l'autre guide forestier, un autre encore charpentier, sans oublier Willow, enfant trouvée dans un bois, qui deviendra activiste hippie faisant partie d'une association de protection de la nature dans les années 1970. Le livre aurait d'ailleurs pu s'appeler "Du temps et des arbres", en clin d'oeil au célèbre roman de John Steinbeck, Des souris et des hommes, tant son style parfois rappelle l'auteur américain dans ses descriptions de la Grande Dépression des années 1930.
Après une incursion dans la première guerre mondiale, l'essentiel de l'histoire se déroule ensuite en 1934, date à laquelle l'Amérique, et par ricochet le Canada sont plongés dans une crise économique épouvantable qui met les petites gens sur les routes avec leur baluchon. A ce moment-là, l'auteur nous embarque dans un thriller haletant, avec une course poursuite d'Est en Ouest canadien. Le roman traverse ensuite les années 1970 et les années 2000, et met en scène des générations qui ignorent qu'elles ont un destin commun, par-delà des liens du sang qui parfois, se révèlent bien ténus, voire fictifs, face aux liens d'affection : "Que sont les familles sinon des fictions ?", écrit Michael Christie, "des histoires qu'on raconte sur certaines personnes pour certaines raisons ? Comme toutes les histoires, les familles ne naissent pas, elles sont inventées, bricolées avec de l'amour et des mensonges, rien d'autre."
Un livre dense au style décalé
Everett, l'arrière-grand-oncle kidnappeur d'enfant, Harris, l'arrière-grand-père millionnaire, fondent la saga des Greenwood. La grand-mère Willow renonce ensuite à une fortune par principe, et le père construit de belles choses en bois pour les plus riches. Jacinda, issue de cette histoire dont elle ignore tout, pourrait en la découvrant faire basculer son destin : se sauver, à défaut de sauver la planète.
Avec ce livre dense au style décalé, Michael Christie nous offre une triste vision de l'avenir dans une fable écologique, dont le parrallèle avec l'état d'esprit qui prévalait pendant la Grande Dépression des années 1930 passe aussi par le style et le vocabulaire, reprenant les récits qu'on se racontait alors, la sombre vision du monde, la déprime ambiante de ces années où le monde courrait, déjà, à sa perte. Le discours catastrophiste de l'époque, dure à plus d'un titre, n'est pas sans rappeler celui, actuel, sur le réchauffement climatique, avec le même effet de l'impuissance sur les esprits. Le mérite de Michael Christie est de parfaitement disséquer les conséquences psychologiques de cette adaptation permanente à un environnement hostile, de décrire les batailles et les solidarités qui se créent dans ces moments apocalyptiques où l'humanité montre à la fois son meilleur et son pire visage. Chaque génération produit ses prophètes de fin du monde, et la nôtre n'y échappe pas, décrite par l'auteur comme "pittoresque" : une époque où les hommes croyaient encore qu'avec de la bonne volonté et quelques changements mineurs, la catastrophe écologique pourrait être évitée.
Comme beaucoup de dystopies récentes, ce beau roman prédit un avenir sombre et plausible, mais son message est comme ce mantra chinois que l'auteur fait répéter à l'un de ses personnages tout au long du livre, pas dénué d'espoir : "Le meilleur moment pour planter un arbre", martèle son personnage principal, "c'était il y a vingt ans. Mais le second meilleur moment, c'est maintenant."
"Lorsque le dernier arbre", de Michael Christie, traduit de l'anglais (Canada) par Sarah Gurcel, paru aux éditions Albin Michel le 19 août 2021, 600 pages, 22€90.
Extrait : "Une fois qu'ils ont laissé les prairies derrière eux et grimpé sur un versant de grands pins tordus, Willow repère une berline noire dans le rétroviseur. Depuis combien de temps est-elle là ? se demande-t-elle, en panique. "J'ai besoin de faire pipi." Et elle bifurque sur un vieux chemin forestier, tantis qu'à son grand soulagement la berline ne quitte pas l'axe principal. Elle gare le Westfalia sur une zone gravillonnée près d'un ruisseau bleu cobalt et s'enfonce entre les arbres. Lorsqu'elle revient, elle voit son oncle boiter jusqu'à un cyprès solitaire au bord de l'eau. Il s'appuie contre le tronc et arrache quelques jeunes aiguilles aux branches les plus basses, les écrase entre ses mains puis les porte à son visage pour les respirer profondément - un acte d'une intimité si particulière que Willow se sent presque coupable d'en être témoin. Toutes les cultures ont leurs mythes sylvestres, depuis l'omniprésent arbre de vie qui soutient littéralement le ciel jusqu'aux arbres-monstres dévorateurs d'enfants et buveurs de sang humain, en passant par ceux qui jouent des tours, guérissent les malades, mémorisent des histoires ou jettent des sorts à leurs ennemis. En regardant son oncle, débarqué d'une tout autre époque, Willow se souvient que les arbres sont aussi capables d'opérer des résurrections."
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