"Madelaine avant l'aube" de Sandrine Collette : flamboyant conte rural célébrant l'esprit de révolte

Après le succès d'"On était des loups", l'écrivaine Sandrine Collette revient avec un nouveau roman, aujourd'hui en course dans la dernière sélection du prix Goncourt.
Article rédigé par Edwige Audibert
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 7min
Portrait de Sandrine Collette, à Paris. (OLIVIER CULMANN)

À l'origine, Sandrine Collette souhaitait composer un "roman de terre", ancré dans un lieu perdu, issu du fond des âges. Une histoire dans laquelle on sente la lenteur des saisons, le froid, la faim, les ingratitudes de la nature, le poids du labeur, la violence des maîtres. L'autrice, prix Renaudot des lycéens et prix Giono 2022 pour son dernier roman On était des loups, y parvient magistralement avec Madelaine avant l'aube, paru le 21 août 2024 aux éditions JC Lattès, et qui fait partie des finalistes pour le prix Goncourt.

Un conte qui dynamite les mécanismes immémoriaux de la soumission, à travers l'irruption d'une enfant sauvage dans un monde paysan assujetti par la peur et la résignation. Un livre ardent, au souffle romanesque puissant, un chant où tout est "fait d'une chair et d'un sang que nous ne connaissons pas, mais ça vit", comme l'écrivait l'immense Giono dans son premier roman, Colline (1929) et dont Sandrine Collette semble la digne héritière.

Chronique paysanne du fond des âges

Dans le hameau reculé des Montées, trois familles de paysans travaillent une terre qui n'est pas la leur dans une contrée hostile aux hivers interminables. Les jumelles Aelis et Ambre s'affairent autour de leurs maris respectifs : Eugène, le débardeur forestier, et Léon, le sabotier du village, dans un quotidien rude rythmé par les travaux des champs et la crainte des maîtres. Ensemble, ils s'occupent de leurs fermes avec les trois garçons d'Aelis. Un jour, leur voisine Rose découvre une enfant perdue dans sa grange, "une fille de faim", jetée là par le destin après un épisode de grand froid. Ambre la recueille, faisant d'elle l'enfant qu'elle n'a jamais pu avoir. Peu à peu, la petite Madelaine va bousculer leurs habitudes, bravant un à un les interdits dictés par les maîtres…

Dans cette chronique paysanne qu'on pourrait situer bien avant la Révolution, dans une région qui ressemble au Morvan où Sandrine Collette a posé ses valises, il y a une dizaine d'années, pour écrire des romans, on plonge au sein d'une communauté d'agriculteurs en lutte pour leur survie et leur liberté.

Sentiments contrastés

Au milieu d'une nature omniprésente, personnage à part entière du livre, à la fois mère nourricière et ange exterminateur, les hommes composent en permanence pour préserver des existences en sursis. "Il faudra faire avec la nature, apprendre la patience, accepter que tout soit détruit parfois. (...) Le cycle est rond et infini. C'est une source d'épuisement, mais aussi d'émerveillement, car au contraire des hommes, la nature reprend toujours, même mal, même peu." Il en ressort des sentiments contrastés, comme ces jours d'allégresse merveilleusement décrits quand chaque famille vient cuire son pain au four communal. "Les enfants attendent. Ils pensent aux petits pains bruns qui cuiront à côté des gros et qu'on leur donnera en premier", réminiscences rimbaldiennes des petits Effarés des cahiers de Douai, écoutant "le bon pain cuire (...) quand sous les poutres enfumées / chantent les croûtes parfumées."

Un récit également traversé par des visions d'horreur, quand le froid et la faim déciment le village, qu'il n'y a plus rien qu'un peu "de sciure de bois pour rallonger la soupe de fèves", et que la terre gelée empêche les sépultures. "Les hommes ont dû hisser les cadavres enveloppés de tissu aux branches des gros arbres pour les mettre à l'abri des prédateurs (...). Cela fait d'étranges fruits glacés au-dessus des têtes quand on arpente la forêt (...), des ombres larges qui se balancent avec lenteur en se reflétant sur le sol."

Pourtant, l'instinct de survie ne suffit pas à expliquer comment les hommes tiennent malgré tout. Se déploie alors l'hypothèse selon laquelle la force du groupe et les solidarités multiples constituent le seul espoir qui vaille dans un monde sans Dieu. "S'ils savaient le dire, ils parleraient d'amour – de celui des familles et celui du sang, celui de la loyauté et du don, qui leur prend les tripes et les relève quand l'épuisement les fait tomber (...). Seuls, ils n'auraient rien accompli, mais dès lors qu'ils ont compris qu'en s'unissant, tout était possible, ils sont devenus une tribu."

Une âme forte à l'esprit d'insoumission

Et quand la petite Madelaine surgit, les personnages entament une autre lutte, plus souterraine, plus fondamentale encore. Dans un univers figé par des servitudes ancestrales, où la soumission est "imprimée dans les gênes", qu'est-ce qui fait que l'homme finit un jour par se révolter ? "Ce que l'on a aujourd'hui, on l'a, même si c'est minuscule. (...) Tout trop peu et mal, mais cela existe. Avons-nous intérêt à ce que le monde change ? Je n'explique pas autrement que par cette incertitude la capacité qu'ont les hommes à étouffer eux-mêmes leurs élans de révolte."

C'est la question centrale du livre incarnée par cette enfant sauvage, "diamant que rien n'entaille". Une âme forte dont la liberté n'a pas encore été rognée par des décennies d'asservissement, contrairement aux autres "qui ont la crainte vissée au corps. Transmises par leurs parents et les parents de leurs parents."

À travers son esprit d'insoumission face à la cruauté des maîtres qui affament les hommes et violent les femmes, Madelaine va renverser l'ordre établi, sans peur et sans remord. D'abord par des petits actes de désobéissance. Chasser un chevreuil sur les terres du seigneur quand l'hiver a épuisé toutes les réserves, simplement pour ne pas mourir de faim. "Nous avons transgressé quelque chose. (...) Nous le savons de père en fils ou de maison en maison sans même se le dire, c'est presque inné : on ne touche pas aux bêtes du maître. Madelaine, elle, ne sait rien. Elle le fait, c'est tout." Jusqu'au jour où, devenue jeune fille, elle accomplira la vengeance de sa caste, quitte à en payer le prix. À partir de là, plus rien ne sera comme avant. Comme si Madelaine, archétype de l'instinct de révolte, avait semé dans les cœurs les prémisses d'une Révolution dont on imagine, au-delà du livre, qu'elle ne tardera plus à se lever sur les terres glacées du hameau des Montées.

"Madelaine avant l'aube" de Sandrine Collette, éditions JC Lattès, 248 pages, 20,90 euros.

Couverture du livre "Madelaine avant l'aube" de Sandrine Collette (éditions JC Lattès). (EDITIONS JC LATTES)

Extrait : "Nous avons l'habitude d'être vigilants. Nous avons l'habitude d'écouter. Ce monde n'offre ni promesses ni certitudes, en dehors du fait que nous mourrons sans doute trop tôt, nos existences sont courtes, sauvages, éreintantes. Mais comme dit Eugène : c'est normal. C'est la vie de nos parents, et de leurs parents avant eux. Un monde qui ne change pas." (page 19)

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