"Parmi d'autres solitudes" d'Yves Harté : quand la littérature nous embarque au pays des solitaires

Yves Harté nous raconte ces personnages que nous croisons sans les voir, au coin d'un vieux comptoir de bistrot, sur un banc d'un parc, ceux qui parlent tout seuls, ailleurs dans leurs pensées ou ceux qui n'ont pour compagnons que d'autres isolés de la vie.
Article rédigé par Christophe Airaud
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 6 min
Yves Harté, auteur de "Parmi d'autres solitudes" aux éditions du Cherche Midi, en 2024. (PHILIPPE SALVAT)

Avec La Main sur le cœur, son premier roman en 2022, Yves Harté nous emmenait en Espagne, vers l'amitié et l'admiration entre hommes et en compagnie du peintre Le Greco. Cette fois-ci, avec Parmi les solitudes, publié par les éditions du Cherche Midi, direction les confins des Landes et du Béarn, une terre à part. C'est là que le narrateur retrouve la figure oubliée de son père et la trace d'une galerie de portraits de solitaires. Yves Harté aime voyager sûrement, mais à la fin, c'est toujours l'écriture et ses personnages qui demeurent. En librairie le 22 août.

L'histoire : Il a fallu attendre quelques jours après les obsèques de son père pour que le narrateur se rende dans la maison maintenant vide de toute vie. La grande maison paternelle, "une ferme trapue plantée sur un coteau à la lisière des Landes et des Pyrénées" sera vendue et doit être débarrassée des effets du passé. Trier et jeter, ce rituel est l'héritage du fils.

Les liens entre le fils et le père s'étalent, lentement relâchés. Déception et éloignement. Pourtant, dans une chemise de papier froissé, il retrouve de vieilles ébauches d'articles, lui jeune journaliste écrivait à l'époque sur la solitude. Son père a soigneusement conservé ces textes. Il l'aurait donc aimé. L'aurait-il peut-être admiré ?

Un récit bâti sur une réalité

La naissance d'un livre est parfois hasardeuse. Parmi les solitudes est né de retrouvailles. Yves Harté fut journaliste, grand reporter au journal Sud-Ouest et Prix Albert-Londres en 1990. Au début de sa carrière, il enquêta sur la solitude. La solitude est sûrement vieille comme le monde, mais devenait à l'époque un phénomène de société. Bien des années plus tard, tel un archiviste, il retrouve ses notes, récit de ces rencontres et de ces témoignages.

Lui vient alors l'idée de ce roman construit autour de courts textes, des nouvelles inspirées par cette enquête. Les portraits sont réinventés et dressent un portrait d'une France éloignée du vivre ensemble. S'intercalent entre ces personnages, les intimes réflexions du narrateur autour de la figure de son père. Du journalisme, l'auteur passe à la littérature, et grâce à cette enquête renaît l'histoire des invisibles du quotidien.

Au nom de l'admiration du père

Quand Yves Harté parle de son roman, il déclare : "Je me suis aperçu que dans la filiation, il ne suffit pas que le père reconnaisse le fils, comme il le fait à la mairie, mais il faut que le fils reconnaisse le père et l'admette". Cette relation à deux, dès les premières pages du roman, est dévoilée : cassée, oubliée.

Au fil des pages, le lien se retisse aussi lentement que la vie défile. "J'avais donc aimé mon père, il y a longtemps. Je le voyais comme un géant." Roman de filiation, quand les silences entre hommes taiseux résonnent au pays des palombes et du rugby. Ce sport de force et d'esquive, le père rêvait de voir le fils triompher sur le pré du dimanche. Mais à la puberté, le narrateur grandit de guingois : "Il ne viendrait jamais m'applaudir comme il en avait rêvé", écrit-il. Parmi d'autres solitudes est un roman sur la déception tue d'un père envers son fils qui deviendra homme de lettres.

Alcools et solitude, deux mots qui vont si bien ensemble

Ils sont souvent au bar, les solitaires d'Yves Harté. Au Café Jaune de Bordeaux, ils se retrouvent le soir venu, rendez-vous rituel de quelques heures sauvées de l'isolement. Ils se racontent les mêmes histoires. Ils ressassent, radotent et la tribu de personnages naît au coin du comptoir usé. Une tribu d'alcooliques, attachante et dérisoire. "Tout finissait par des larmes. M. Aristide s'éloignait avec son masque impénétrable de porte-flingue colombien. Le Héron regagnait sa chambre au dernier étage de la maison familiale. Miss Bordeaux réclamait en reniflant un dernier verre."

Plus loin, ce sera Jean-Paul, fils de bonne famille errant dans ses héritages et fin connaisseur des orages pyrénéens. "C'est un orage caraïbe. Il est sournois et aime la violence. (...) Il fait demi-tour, lentement." Jean-Paul est aussi un fin connaisseur de l'alcoolisme. "Boire me rendait brillant. Contrairement aux autres. Je ne buvais pas pour être avec eux. Je buvais pour être seul et admirable."

Sous la fine plume d'Harté naissent ces hommes et femmes que nous avons tous croisés. Ils nous ont fasciné, jamais laissé indifférent, mais souvent, nous avons préféré nous éloigner, passer notre chemin. Le solitaire inquiète, ne serait-il pas parfois si libre ou trop entreprenant.

Galeries de portraits dessinant des destins attristés

Ils sont donc une petite dizaine, dans la galerie des isolés du roman. Certains, aujourd'hui, on les appelle les accidentés de la vie, un chômage soudain, un divorce et la bouteille remplace une famille. Elle, Anne, pensait ne jamais se lier à quiconque, collectionneuse d'hommes. Le jour où peut-être... Est-ce le bon... Trop tard, l'homme était déjà marié et bien sûr, il ne quittera jamais sa femme. 

Et loin des villes, il y a ces solitaires des campagnes du Sud-Ouest. Dans ces paysages que l'auteur connaît bien et qu'il dessine. Devant la ferme, un grand pin parasol. "C'était un arbre puissant, accroché à un talus dénudé, qui enfonçait ses racines comme des serres dans l'argile."

Les pages dédiées à ce paysan voisin du père figurent parmi les plus belles du livre. Sa chienne et lui remontent le temps, "parlant à haute voix de leurs chasses et de leurs automnes" dans cette trop grande ferme après la mort de sa femme. "Il s'était habitué au vide de la maison (...) on avait beau dire, il n'était pas seul."

"La solitude, ça n'existe pas", chantait Bécaud, énumérant les raisons de trouver de la compagnie. Yves Harté prouve, lui, que la solitude, ça existe et que cela fait de belles pages romanesques. Les solitaires tiennent leur vengeance, ils ont peut-être des vies plus riches que les autres.

Couverture du roman d'Yves Harté "Parmi d'autres solitudes" aux éditions du Cherche Midi. (DR)

"Parmi d'autres solitudes" d'Yves Harté. Éditions Le Cherche Midi, 176 pages. 19 euros.

Extrait : "Le plus curieux était que mon père avait trouvé le temps de s'intéresser à ces fragments d'un travail oublié. Il ne m'en avait jamais parlé. Ni lui ni moi n'avions essayé de disperser le silence qui s'était installé. Une visite en début d'année. Un repas au restaurant. Il ne s'intéressait pas ostensiblement à ma vie. Je n'avais pas suivi la carrière qu'il souhaitait, prolongeant une lignée qu'il avait inaugurée, lui, fils de petit paysan, devenu instituteur puis professeur de collège au milieu des années soixante, juste après ma naissance. J'aurais dû enseigner à mon tour, et non emprunter ces sentiers de romanichel. Il s'était étonné que je ne lui aie pas obéi. Il me voulait professeur agrégé, chercheur peut-être. Il n'avait jamais compris que je refuse de suivre sa voie, accomplissant ce qu'il considérait comme un sacerdoce d'avantage qu'un métier. Pas plus qu'il n'avait admis que je sois célibataire. J'avais dérogé à un devoir tacite. Celui de prolonger son nom."

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