Rentrée littéraire : "Sarah, Susanne et l'écrivain" d'Eric Reinhardt, la longue descente aux enfers d'une femme délaissée par son mari, en lice pour le Goncourt
Sarah, mère de famille et épouse en apparence comblée, confie son histoire à un écrivain qu'elle admire afin qu'il en fasse le récit. Lorsqu'elle réalise après 20 ans de mariage, que son mari est propriétaire de 75% de la demeure familiale, Sarah tente de rétablir l'égalité économique au sein de leur couple. Pour faire réagir son époux, elle décide de quitter leur foyer quelques mois. Une décision aux conséquences inattendues et bouleversantes.
Deux destins en écho
À partir de ce matériau, l'auteur, l'écrivain du titre, imagine un double, Susanne, une héroïne proche en tout point de Sarah, même âge, même situation familiale, même milieu social. Le dispositif romanesque de Sarah, Susanne et l'écrivain permet au destin de ces deux quadragénaires de se répondre en écho. À tel point que parfois le lecteur ne sait plus qui, de Susanne ou de Sarah, l'écrivain (avatar d'Eric Reinhardt) raconte la vie. Seuls quelques détails permettent de les différencier. Peu importe au fond car le processus de basculement et de dégringolade est à l'œuvre dans les deux cas. Éric Reinhardt nous tient en haleine d'un bout à l'autre du récit.
Sarah et son double de fiction sont deux idéalistes, deux passionnées qui, plutôt que de s'accommoder de la lente détérioration du désir, renversent les habitudes. Toutes deux confrontées au silence assourdissant et à la lâcheté de leur époux, se battent avec obstination. Ne rien lâcher, protéger les enfants des difficultés du couple, sacrifier son confort matériel et entrer dans un impitoyable rapport de force avec un mari qui n'est pas sans rappeler l'époux pervers et manipulateur de Bénédicte Ombredanne dans L'amour et les forêts, (Gallimard) autre roman d'Eric Reinhardt, récemment porté à l'écran par Valérie Donzelli avec Virginie Effira et Melvil Poupaud.
L'art et le sacré
Le destin des deux femmes pourrait servir de parfaite illustration à la théorie du pot de yaourt décrite par l'essayiste féministe Titiou Lecoq. Dans son ouvrage Le couple et l'argent, elle décortique le mécanisme par lequel les femmes en couple s'appauvrissent. Elles prennent souvent en charge les dépenses courantes, l'alimentation, les pots de yaourt, là où les hommes paient le crédit voiture ou la maison. En cas de séparation, s'ils ne sont pas mariés sous le régime de la communauté, madame repart avec le pot de yaourt et monsieur avec la voiture ou la maison.
Mais le roman d'Eric Reinhardt est bien plus qu'une histoire contemporaine précise et réaliste. Dans ce jeu de miroirs entre Sarah et Susanne, il tisse sa toile dans un style singulier donnant à l'art et au sacré une place prépondérante. Au fil du récit, il est aussi question d’un mystérieux tableau religieux du XVIIe siècle, d'une église de dentelle ou encore d'une tête-coquillage inspirée de Francis Ponge. Autant d'œuvres singulières dont l'auteur retrace sans cesse les contours. Il n'a pas son pareil pour composer des images dans la tête du lecteur.
Sarah, Susanne et l'écrivain Eric Reinhardt (Gallimard – 417 pages – 22,00 euros)
Extrait :
Elle venait tous les soirs désormais. Elle s'asseyait sur le banc de pierre et surveillait les fenêtres illuminées, elle s'était acheté une bouteille thermos qu'elle remplissait d'un thé corsé, pour se tenir éveillée. Il y avait parfois des invités dans l'appartement, des personnes qu'elle n'avait jamais vues, et sa fille et son mari circulaient parmi ces présences une cigarette et un verre à la main. Ils riaient. Sa fille se passait la main dans les cheveux. Elle était devenue la maîtresse des lieux, leur gardienne. Un soir, elle la vit embrasser un garçon sur le balcon. En revanche, il était plus rare que Luigi se mêle aux convives, parce que réfugié dans sa chambre il travaillait d'arrache-pied dérivées et intégrales pour atteindre aux exigences oxfordiennes. Elle l'apercevait à son bureau face à la fenêtre, il regardait dehors de temps en temps mais rarement vers le bas, mais jamais vers sa mère statufiée sur sa glaciale assise de pierre.
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