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"Shuggie Bain" : un premier roman autobiographique époustouflant de l’Ecossais Douglas Stuart

Douglas Stuart est designer de mode à New York. Il a grandi dans les faubourgs de Glasgow et raconte dans son premier roman ce qui fût en partie son enfance. Un cri d'amour à une mère disparue trop tôt sous les ravages de l'alcool. "Shuggie Bain" a fait sensation au Royaume-Uni où il a déjà reçu le Booker Prize. 

Article rédigé par Carine Azzopardi, franceinfo Culture
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8min
L'écrivain Douglas Stuart (@ Martyn Pickersgill)

Affreux, sales et méchants, pour plagier Ettore Scola : dans ce faubourg de Glasgow, ils le sont tous, sauf maman. Shuggie, jeune garçon harcelé à cause de son homosexualité naissante, soutient dès qu'il le peut sa mère, Agnes, une jeune femme qui a déjà eu deux enfants d'un premier mariage. Lorsque son père l'abandonne, il lui jure de s'occuper d'elle jusqu'au bout. Shuggie Bain est le récit d'une enfance massacrée par l'alcool et la bêtise humaine, dont on ne retient qu'une chose : l'amour magnifique de ce garçon hypersensible à qui rien ne sera épargné. Shuggie Bain, de Douglas Stuart, traduit de l'anglais (Ecosse) par Charles Bonnot, est paru le 18 août 2021 aux éditions Globe. 

Une société éclatée sous l'ère Thatcher

Mardi est jour de magie dans ce quartier de Glasgow : c'est le jour des allocations chômage. Une longue file d'attente se forme tôt devant le guichet. Des hommes, mais surtout beaucoup de femmes, et parfois quelques enfants. Ce n'est alors pas bon signe. Cela signifie que les parents, la mère la plupart du temps, n'a pas eu les ressources physiques pour se déplacer. Dans les années 1980, les mines et les chantiers navals viennent de fermer. Nous sommes dans l'ère Thatcher, et la société des corons qui en vivait péniblement éclate. Dans la famille Bain, il y a les grands-parents, Lizzie et Wullie, il y a Agnes, la fille, et son mari Shug, il y a Catherine et Leek, et puis il y a le petit dernier, Shuggie. Toute la famille vit au seizième étage d'une tour, avec vue sur les corons. Au fil des ans, autour d'Agnes rongée par l'alcool, il n'en restera plus qu'un : Shuggie. 

Le petit garçon lui a juré qu'il ne la lâcherait pas, malgré les difficultés, malgré l'angoisse, les moqueries, le harcèlement, et bien pire encore... Jusqu'au bout, il va tenir sa promesse, contre vents et marées. Il faut dire que sa mère attise la jalousie des autres femmes. Quoiqu'il advienne, la belle Agnes tient à ressembler à Elizabeth Taylor, à sortir apprêtée, maquillée, soignée. Et même quand les vents sont contraires, que les estomacs sont vides et que les esprits s'échauffent, l'essentiel est de n'en rien laisser paraître. La plupart du temps, c'est évidemment peine perdue. 

L'histoire d'un amour fou

Douglas Stuart nous livre un récit si empreint de réalisme et de détails crus qu'il sonne incroyablement juste, et l'on devine sans peine que la précision des mots double la précision des moindres souvenirs. Espoir et désespoir : tout est là. L'auteur dépeint un monde dans lequel les personnages sont enfermés et dont ils ne peuvent s'échapper. Pas à pas, sa plume accompagne ce petit garçon dans son calvaire quotidien. Au départ, il ne comprend pas grand chose de tous ces va-et-vient dans la maison familiale ; et puis, peu à peu, ne restent que les faux amis, ceux qui viennent fournir ou chercher les cannettes de bière. Les grands-parents ne sont plus là, la soeur Catherine a trouvé un mari et s'est envolée le plus loin possible, vers l'Afrique du Sud. Leek, le grand frère, essaiera de sauver sa peau. Shuggie, lui, continue de magnifier sa mère, même si ses cachettes et fonds de bouteilles dans l'appartement n'ont plus aucun secret pour lui. Il est à la fois son ange gardien et son souffre-douleur, mais il continue d'y croire : c'est un amour fou, absolu. "On pourra être tout neufs", lui répète Agnes, et jusqu'au bout, Shuggie croira au mirage du nouveau départ. 

Douglas Stuart a étudié au Royal College de Londres après le décès de sa mère, avant d'aller s'établir à New York, et de devenir un styliste à succès. Ce premier roman, un récit splendide, a catapulté son auteur sur la scène des lettres britanniques. Il avait pourtant essuyé 32 refus d'éditeurs aux Etats-Unis, et une douzaine au Royaume-Uni, avant d'être finalement publié. "Le roman est génial, mais les pauvres ne font pas vendre", aurait répondu une éditrice américaine à son auteur. Il faut dire que la traduction française par essence ne rend pas forcément compte du vocabulaire fleuri de la banlieue de Glasgow, mais ce style cru et direct où l'on croirait entendre la gouaille populaire écossaise a impressionné la critique britannique dès sa parution. Le livre est désormais en cours de traduction dans 37 langues. En 51 ans, Douglas Stuart est seulement le deuxième auteur écossais à remporter le Booker Prize. 

"Shuggie Bain", de Douglas Stuart, traduit de l'anglais (Ecosse) par Charles Bonnot, éditions Globe (496 pages, 23€90).

Couverture du roman de Douglas Stuart, "Shuggie Bain" (@ éditions Globe)

Extrait : "Ils baissèrent totalement les vitres et une brise s'engouffra dans le taxi, charriant avec elle l'odeur de l'herbe coupée et des campanules. Sous les tons vert vif perçait le brun foncé des champs en friche, des tas de bouses de vache et les recoins sombres au pied des arbres humides. Les manches à perles du pull angora rose d'Agnes dansaient dans le vent et elle scintillait comme un lapin trempé dans des diamants fantaisies. Shuggie tendit la main pour passer les doigts dans les perles de verre. La bouche de sa mère était bloquée en un large sourire, ses dents légèrement écartées, comme si on la prenait en photo. Elle aurait eu l'air heureuse si ses yeux inquiets ne revenaient pas régulièrement chercher le regard de Shug dans le rétroviseur. Shuggie jouait avec ses manches en regardant les molaires de sa mère se serrer et commencer à grincer. 
   La route retrécit encore et les dernier jardins manucurés disparurent pour de bon. Derrière un bosquet d'ifs morts, une lande marécageuse s'ouvrit de part et d'autre de la route. Des monticules marron, des broussailles et des ajoncs meublaient ce vide infini. De vilains ruisseaux rouille serpentaient dans les prés, et de la mauvaise herbe brune poussait de chaque côté des clôtures, essayant de reconquérir le chemin plein d'ornières et Pit Road. La route était quant à elle recouverte de poussière de charbon dans laquelle le taxi laissait des traces comme dans un négatif de neige fraîche.
   Le taxi frémit dans un virage ample. Au loin s'étendait une chaîne d'énormes remblais noirs, des collines qui donnaient l'impression d'avoir été carbonisées. Elles remplissaient l'horizon et au-delà il n'y avait plus rien, comme si elles étaient les confins de la Terre. Les collines calcinées luisaient quand elles étaient frappées par la lumière du soleil et le vent soulevait de minces volutes noires semblables à des moutons de poussière. Bientôt, l'air verdâtre et marronnasse se remplit d'une odeur piquante et sombre, métallique et âpre, leur donnant l'impression à tous d'avoir léché une pile usagée. Ils tournèrent encore et la clôture cassée s'acheva devant un vaste parking. Au fond de celui-ci s'élevait un haut mur de briques et un grand portail en acier fermé par une chaîne et un lourd cadenas. La guérite du gardien penchait curieusement et une épaisse couche de mauvaises herbes avait poussé sur le toit. La mine était fermée. Quelqu'un avait peint
Nique les Tories sur la barrière de contreplaqué. La mine semblait avoir fermé pour de bon."

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