"Une double faute" de Pascale Tournier : sur les traces du paria de la famille

Dans son nouveau livre, la journaliste de l'hebdomadaire "La Vie" Pascale Tournier se lance dans une enquête ultra-romanesque à la poursuite de son grand-père collabo, amoureux éperdu d'une actrice juive. Une pépite.
Article rédigé par Edwige Audibert
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 4 min
Portrait de l'autrice Pascale Tournier, à Paris. (EDITIONS LE CHERCHE MIDI)

C'est un livre qui n'a pas dû être simple à écrire et pourtant il semble évident que Pascale Tournier devait un jour finir par s'y atteler, en fine observatrice de la vie politique française et de la droite conservatrice. Car Une double faute raconte son histoire, ou plutôt sa "part manquante". "Une part manquante" imprégnée de l'Histoire de France et sa part sombre. En librairie le 26 septembre 2024 aux éditions du Cherche midi.

Dans ce récit, elle révèle la vie de son grand-père paternel, François, qui fut non seulement haut fonctionnaire de l'administration de Vichy, mais aussi l'homme qui abandonna sa famille pour suivre Jeanne, sa maîtresse, sublime actrice juive. Un destin devenu un secret, un tabou, jusqu'à l'effacement. Une honte que Pascale Tournier a décidé d'affronter en renouant les fils de la mémoire avec une obsession en tête : à quel point François était-il un salaud ? "Longtemps, je m'en suis tenu à cette règle tacite : on regarde droit devant. Aujourd'hui, je me retourne pour regarder le passé en face. J'ai besoin de comprendre d'où je viens pour comprendre où je vais. Tant pis si je me brûle."

Vieux souvenirs

À sa disposition, au départ, peu d'éléments pour remonter le temps. La plupart des protagonistes sont morts à la fin des années 1970, emportant leurs secrets dans la tombe. Elle va cependant rassembler tout un échantillon de photos, lettres, archives. Convoquant de vieux souvenirs, arpentant certains lieux d'une géographie familiale qui lui était jusque-là inconnue. Cela va lui permettre de dessiner petit à petit les contours de François, de se le réapproprier. Et d'imaginer certaines séquences de sa vie entre mars 1942 et septembre 1944, date à laquelle il quitte définitivement la maison.

Physique à la Bogart, ce jeune inspecteur des finances ambitieux, marié bourgeoisement à la tendre Gabrielle, la grand-mère de Pascale, enjambe au fil des pages les péripéties de la guerre à son poste au ministère de l'Économie générale, comme en apesanteur, tant sa passion pour Jeanne semble occulter les terribles événements qui l'entourent. "Elle lui fait oublier la guerre et son absurdité, ses choix de carrière périlleux, sa propre médiocrité."

Pour l'amour de Jeanne

Tous ces épisodes sont racontés de manière romancée dans de courts chapitres à la plume agile, redonnant littéralement vie à une époque, une classe sociale, un monde. On se croirait dans un film d'Henri-Georges Clouzot. Mais cet amour en valait-il la peine ? Aurait-il pu faire autrement que détruire sa famille ? Car c'est bien là la grande affaire de la vie de François, l'amour pour Jeanne "aux yeux noirs". Jeanne bientôt menacée parce que juive dans une France qui commence à déporter ses enfants. Jeanne qu'il va pourtant réussir à sauver.

"Il aura au moins sauvé une Juive. Cette phrase, je l'ai souvent entendue dans mon entourage. Prononcée souvent sur le ton du dépit et de la rancœur, elle concentre toutes les activités de François sous l'Occupation." En contrepoint, Pascale Tournier n'élude rien des conséquences des choix de François pour ceux qui ont dû continuer, sans père et sans mari. Victimes collatérales d'un égoïsme insensé. De Gabrielle, grand-mère courage réfugiée dans la religion qui tente d'expier une faute qui n'est pas la sienne, elle écrit : "Gabrielle a fait place nette. Elle n'a gardé qu'un homme auprès d'elle. Son fils." Ce fils, Jean-Philippe, dont la romancière trace un portrait poignant. Un homme secret qui toute sa vie s'est senti "déshérité". "Sur la période de la guerre, mon père a toujours refusé de s'épancher. Un reproche une fois lui est revenu. Oui, François, son père, mangeait bien durant cette période, alors que lui tout gosse criait souvent famine. De cette période sombre, Jean-Philippe a gardé un auriculaire déformé qu'il tenait à nous montrer. Sa peau était plus fripée au milieu du doigt." Des pages empreintes d'une magnifique loyauté.

Les stigmates de la collaboration

Reste à savoir dans quelle mesure François a pris part à la collaboration avant que le puzzle ne soit totalement reconstitué. Pouvait-il ignorer la rafle du Vel d'Hiv ? A-t-il apporté son aide quand certains se sont fait arrêter ? N'était-il qu'un simple technocrate sans pouvoir, répondant comme il a pu à la pression de l'occupant ? À nouveau, elle cherche, recoupe les périodes, interroge les historiens, jusqu'à mettre la main sur le dossier administratif de François, jalousement conservé au centre des archives économiques et financières. Un dénouement qui sonne pour elle comme une délivrance, aux confins d'une zone grise. Grise, comme la conscience de certains hommes dans cette période trouble.

Une double faute de Pascale Tournier, Le Cherche Midi, 192 pages, 18,80 euros.

Couverture du livre de Pascale Tournier "Une Double faute" (Le Cherche midi). (EDITIONS LE CHERCHE MIDI)

Extrait : "François ne m'est pas un inconnu. Cet homme est mon grand-père. Jusqu'à peu, je ne savais presque rien sur lui. Il est mort en 1979, mais je ne l'ai jamais vu assister ni aux réveillons de Noël, ni aux baptêmes, ni aux premières communions, ni aux anniversaires de ses petits-enfants, pas même à ceux de son fils unique, mon père. Jamais son nom ne fut prononcé lors des vives discussions de famille qui enflammaient nos repas dominicaux." (page 13)

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