Vanessa Springora revient avec "Patronyme", glaçante enquête sur les malheurs de la filiation
Patronyme débute en 2020 quand Le Consentement est déjà en librairie. Le Consentement fut ce coup de tonnerre dans la vie de l'autrice et dans la société française. C'est le récit glacial et autobiographique de la liaison d'un homme de 50 ans avec une jeune fille de 14 ans. Vanessa Springora y raconte cette emprise, ces violences infligées par Gabriel Matzneff : "Pour prendre le chasseur à son propre piège, il faut l'enfermer dans un livre". Plus rien ne sera pareil après cette parution.
Janvier 2020, Vanessa Springora est attendue sur un plateau de télévision pour parler de son douloureux témoignage quand, dans un taxi, un policier "d'une voix atone, masculine et inconnue" lui annonce la mort de son père. Un père dont elle façonne un tragique portrait : "Tu es mort seul sur ton vieux canapé élimé, et tu ne m'as laissé qu'un mystère, ce champ de ruines qu'a été ta vie". Ainsi débute Patronyme aux éditions Grasset et en librairie le 2 janvier 2024.
Un père mythomane
Souvent la mort du père entraîne la douleur, parfois la nostalgie des années d'enfance. Chez Vanessa Springora, ce sera une quête, voire un violent règlement de comptes. "Le souvenir brûlant de ton énigme." Ce père aurait pu être un fabuleux raconteur d'histoire. Dans un des rares moments d'émotion, il lui conte, au coin du lit, ce château de famille aux Carpates, habité par Dracula, dans lequel il aurait, lui aussi, vécu. Mais au fil de la vie, ces contes et légendes font de lui un pathétique mythomane. Barbouze, membre du quai d'Orsay et organisateur de campagne électorale pour François Hollande ou Ségolène Royal, lui, homme de droite : il se la raconte. Springora glisse la définition de la mythomanie, en fait, elle écrit le portrait de son père : "Un vaniteux appétit de notoriété."
On n'échappe pas à sa famille, Vanessa Springora en sait quelque chose, et, au coin d'une page, elle dissèque l'effet sur son écriture de ce roman familial. "Je m'aperçois que j'ai autant de mal à entrer dans ce lieu par les mots que j'en ai eu à le faire physiquement." Ce lieu étant l'appartement de son père qui vient de décéder, "dans un immeuble bas et allongé aux plexiglas orange". Beaucoup de douleur parsème ces 360 pages. Et dans cet appartement, elle va découvrir ce qui devient le nœud du roman, un autre secret, une autre histoire mensongère.
La traque de son grand-père
"Ressusciter les morts du passé ne me réjouit pas plus que ma mère." Pourtant, Vanessa Springora excelle dans la recherche des infréquentables de sa famille. Page 82, place au grand-père paternel, Josef, d'origine tchèque. Deux photos découvertes avec effroi de lui portant des insignes nazis. Et c'est ainsi que commence l'enquête passionnante d'un nouveau roman familial. Elle se souvient que son "père griffonne des croix gammées et la tronche de Hitler, comme ça, l'air de rien, comme si c'était Mickey ou Pif le chien", un hommage à son propre père ?
On lui avait raconté ce grand-père comme un héros combattant les fascistes, ce Josef n'est peut-être pas ce mythe construit en famille. Ne serait-il pas plutôt un combattant nazi ? Elle veut savoir, et part en enquête vers les terres de son passé, minutieusement. Il y a dans cet acharnement et dans l'écriture, la bouée que va devenir ce livre pour son autrice. Une fois encore.
Et nous retrouvons l'autrice pour qui la littérature est sinon le remède, du moins l'aide indispensable à la mauvaise vie. Elle, détective, a des complices : Kafka, Kundera, Zweig. Les analogies s'accumulent, Kafka n'a jamais cessé de s'opposer à son père, tel l'arpenteur du Château, Springora sillonne les allées du cimetière à la recherche d'une tombe familiale en Moravie. Stefan Zweig et son magnifique et terrifiant texte Le Monde d'hier surgit pour raconter comment "des miséreux sont venus grossir les rangs des milices fascistes." Et si Josef, ce grand-père, avait suivi ce chemin ?
Avec Patronyme, Vanessa Springora à la recherche de la vérité de ce Josef, interroge l'antisémitisme, l'extermination des Juifs, les choix du bien et du mal. Mais aussi, les mensonges en famille, avec une question glaçante au fur et à mesure de ses découvertes : que cache son nom, son patronyme, Springora ? "À l'intérieur de mon propre nom résidait l'histoire de mon père et de mon grand-père, mais aussi la trajectoire du siècle dernier et la géographie accidentée de tout un continent entier." Et de conclure : "Un nom 'propre', est-ce que ça signifie aussi un nom 'moralement irréprochable' ?". Aujourd'hui, c'est de toute évidence devenu le nom d'une écrivaine.
Extrait :
– Bonjour, vous êtes bien Madame Springora ?
C'est un 8 janvier, en 2020, je suis en route pour rejoindre la place d'Italie. J'ai pris un taxi. Mon portable sonne. Une voix atone, masculine et inconnue, me dit : Ici la préfecture de Nanterre. La voix embraye et me demande quel est mon lien de parenté avec "Monsieur Patrick Springora". Un quiproquo se crée tout de suite dans ma tête. Quelques jours plus tôt, une brigadière de ladite préfecture de Nanterre m'a appelée pour me signifier l'ouverture d'une enquête criminelle pour viol sur mineur dans laquelle je dois être entendue. La mineure, c'est moi, pour des faits qui remontent à plus de trente-cinq ans. La confusion est glaçante. Qu'est-ce que mon père peut bien venir faire dans cette histoire ?
– Je suis sa fille.
– Madame, je suis sincèrement désolé, votre père est décédé, les pompiers ont trouvé son corps ce matin dans son appartement. Il faut que vous veniez l'identifier au plus vite.
Je raccroche, ordonne au chauffeur de s'arrêter sur le bas-côté, j'ouvre la portière en grand et descends sans refermer derrière moi. L'air glacé s'engouffre dans mes poumons. Le chauffeur m'observe avec des yeux éberlués. Je réussis à balbutier quelques mots :
– Excusez-moi, j'ai juste besoin d'un instant.
Comprenant que quelque chose de grave m'est tombé sur les épaules, il me dit de prendre mon temps. Un jet de lave en fusion s'écoule dans mon cerveau. Je ne pleure pas.
J'appelle l'homme qui partage ma vie en débitant un flot de paroles incohérent. Il me répond qu'il lâche tout pour m'accompagner chez mon père. Je reprends mes esprits.
Il faut ensuite appeler mon éditeur. Je suis le soir même l'invitée principale d'une émission littéraire. Je sais déjà que je ne serai pas en état, je dois aller reconnaître le corps sans vie de mon père. Et tandis que mon éditeur digère l'information, je ne pense qu'à une seule chose : mon père s'est tué, c'est sûr. Il a lu mon livre et il s'est suicidé.
Voilà, tout a commencé ce jour-là, quand sa mort est venue court-circuiter la sortie de mon premier livre.
"Patronyme" de Vanessa Springora aux éditions Grasset, 365 pages, 22 euros
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