"Le Clan Snæberg" de l'Islandaise Eva Björg Ægisdóttir : des retrouvailles familiales entre volcans, alcool et règlement de compte

Ils sont riches et puissants en Islande depuis quatre générations, les Snæberg. Comme toujours dans le polar scandinave, l'air est glacial, les paysages sont battus par les vents, et la mer est un danger permanent. Mais cette fois-ci, il s'agit d'une saga dans laquelle les secrets de famille sont plus abrupts que les falaises escarpées.
Article rédigé par Christophe Airaud
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 5 min
Eva Björg Ægisdóttir vit en Islande, à Reykjavík. Elle est une autrice à succès du polar islandais. (LEIFUR WILBERG)

L'histoire : Le Clan Snæberg de l'Islandaise Eva Björg Ægisdóttir se déroule dans un hôtel situé au nord de Reykjavik. Au milieu des coulées noires de lave volcanique, un architecte à la mode a décidé d'inscrire son bâtiment en béton brut dans le paysage. Ne pas dénaturer et créer un lieu de rêve pour de discrets clients riches. C'est symbolique de notre époque et c'est devenu le lieu des instagrameuses et des magazines de déco branchée. L'hôtel est le premier personnage du roman. Tout fonctionne avec une application et son téléphone (ouverture des portes, lumières, température de l'eau). Le système se dérègle parfois et entraîne la panique. Pour un week-end, les Snæberg privatisent ce lieu hors du monde, isolé du bruit et de la fureur. L'hôtel est pour eux, est à eux, le temps de leur séjour.

Nous avons un lieu, un décor, pour ce scénario et cette intrigue, il nous faut le clan et ses quelque dix personnages. Quatre générations et autant de névroses. La galerie de portraits de ces hommes et femmes est confectionnée avec soin. Ils sont extrêmement riches, bigrement alcooliques et mélancoliques de leur jeunesse dorée. En trois jours, les souvenirs, les non-dits, les jalousies et les amours déçus vont secouer cette famille, jusqu'à une mystérieuse disparition. Il n'y a pas de polar sans suspens. Après Les garçons qui brûlent, son précédent livre en 2023, c'est donc le retour de l'autrice en vogue en Islande.

"Succession" ou "Dynastie" à la mode scandinave

Les sagas chez les ultra-riches sont toujours réjouissantes. Dans les années 1980, la série Dynastie relatait les conspirations, les affrontements, les retrouvailles chez les industriels du Colorado. Le soap opera était né, l'ancêtre des séries. En 2018, Succession raconte comment dézinguer Logan Roy, le patriarche, et récupérer l'héritage. Un héritage qui vaut toutes les trahisons, c'est un empire médiatique qui ressemble à celui de Rupert Murdoch. De la même manière, dans Le Clan Snæberg, Eva Björg Ægisdóttir met à nu les secrets de famille et les jalousies.

Petra est devenue architecte d'intérieur, ses enfants, son couple ressemble à la famille modèle. Ils sont beaux, humbles, riches, élégants, sans ostentation. Des instagrammables parfaits. Mais Petra est sous antidépresseur et picole en douce dans la cuisine quand toute la famille dort.

Léa, sa fille, force aussi l'admiration. Brillante et belle. Mais sa vie sentimentale n'existe que sur les réseaux sociaux. Amourachée d'un Suédois de son âge, qu'elle n'a jamais vu. Est-il vraiment ce délicat adolescent qu'il prétend être ? Tryggvi est la pièce rapportée, comme on dit dans les vieilles familles. Il est le nouveau compagnon d'Oddny. Il est le seul personnage n'appartenant pas à cette classe sociale, en veut-il à son argent, son ennui durant le week-end cacherait-il un secret plus profond ? Il en est ainsi de tous les personnages du roman. L'autrice, par courts chapitres, dévoile ainsi les malaises de cette petite société qui va peu à peu se fissurer sous les effets du champagne et autres drogues.

Un portrait de l'Islande

Tous les personnages du roman ont un point commun. Un mal vivre, un mal-être et une grande nostalgie de leur jeunesse. Réussir sa vie passe par la reconnaissance de la famille, il faut être digne de ce passé glorieux, du travail qui apporte le respect. Les ancêtres ont créé de leurs mains l'entreprise familiale, les descendants se doivent d'être à la hauteur de leurs efforts. Les Snæberg sont des héritiers mal dans leur peau, ils aimeraient retrouver l'insouciance de leur enfance dorée pour fuir ces responsabilités.

Eva Björg Ægisdóttir ainsi dresse en filigrane le portrait de l'Islande. Ce paradis perdu du nord de l'Europe où tout semble idéal, où la nature est encore forte et belle, où la bienveillance règne, où le respect est de règle, cette île où tout semble parfait. Mais nulle part n'existe un monde parfait. Alors l'Islande du Clan Snæberg, ce huis clos de la jet-set, est bien moins policé et bien plus fascinant.

Couverture de "Le Clan Snæberg" de l'Islandaise Eva Björg Ægisdóttir aux éditions de La Martinière. (DR)

Extrait :

"L'écho de la musique s'est tu. Le froid s’insinue jusque dans la moelle de ses os. Elle a beau resserrer les pans de son manteau et tirer sur sa capuche, le vent semble toujours trouver un nouveau chemin à travers ses vêtements. Chaque cellule de son corps lui hurle de faire demi-tour. Sortir ainsi au beau milieu de la nuit dans cette région qu’elle connaît mal ne peut mener qu’à la catastrophe. Ses pensées se dirigent vers sa famille, qui continue de faire la fête bien au chaud dans l’hôtel. Étant donné leur état, ils ne vont pas remarquer immédiatement qu’ils ne sont plus au complet. Si quelque chose arrivait, personne n’appellerait les secours avant le lendemain matin.

Pourtant, elle baisse la tête et s’obstine à avancer. Elle essaie de remuer les doigts et les orteils, mais c’est à peine si elle les sent. Croyant percevoir un mouvement du coin de l’œil, elle jette un rapide regard de côté. Son pouls s’accélère lorsqu’elle distingue les contours d’une silhouette à quelques pas, puis elle se rend compte qu’il s’agit en fait d’un rocher dans le champ de lave. Elle devrait pourtant s’être habituée. Elle poursuit sa route un pas à la fois, s’efforçant de ne pas trop réfléchir. Elle a perdu la notion du temps, ne saurait dire depuis quand elle marche. Dans les ténèbres et les tourbillons de neige qui virevoltent autour d’elle, le temps et l’espace n’existent plus.

Cela dit, à sa propre surprise, elle éprouve presque un soulagement d’être dehors. L’hôtel commençait à lui faire l’effet d’une prison, comme si ses murs en béton se resserraient sur elle, l’empêchant de respirer. À présent, tout ce qu’elle voudrait, c’est remonter dans la voiture et rentrer. Rentrer à la maison, retrouver son lit douillet, cette routine si précieuse à ses yeux – même si elle vient seulement de s’en rendre compte. Mais elle ne peut pas. Pas encore. Avant toute chose, elle doit continuer de marcher, fouiller les ténèbres, terrifiée à l’idée de ce qu’elle pourrait y trouver." (pages 13 et 14)

"Le Clan Snaeberg" d'Eva Björg Ægisdóttir, traduit de l’islandais par Jean-Christophe Salaün.

Édité chez La Martinière - 416 pages - 21,90 euros

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