Les valises secrètes de Jean Genet s'apprêtent à révéler tous leurs trésors
Quelques jours avant sa mort en 1986, Jean Genet avait confié à son avocat et ami Roland Dumas deux précieuses valises bourrées de manuscrits, dont un scénario de film commandé par David Bowie. Ce trésor, cédé à l'IMEC par l'ancien ministre de Mitterrand, va enfin être exposé au public, à l'Abbaye d'Ardenne, près de Caen.
L'écrivain, poète et dramaturge français Jean Genet ne se séparait jamais de ses deux valises. Elles contenaient les précieuses notes manuscrites de l'écrivain vagabond, sans bureau ni domicile fixe. Trente-quatre ans après qu'il les eut confiées à son avocat et ami Roland Dumas, l'IMEC (Institut Mémoires de l'Edition Contemporaine), va enfin exposer ces trésors à l'Abbaye d'Ardenne, tout près de Caen (l'ouverture était prévue le 30 octobre, elle est reportée à la sortie du confinement annoncé par Emmanuel Macron mercredi 28 octobre).
Pour comprendre ce que le contenu de ces valises a d'exceptionnel, il faut se souvenir que l'écrivain disait avoir renoncé à la littérature dès le milieu des années soixante. Or le contenu de ces deux valises démontre qu'il n'en était rien. L'écriture déborde, jaillit, il ne peut la contenir. "Genet écrit malgré lui, il écrit partout", tout le temps, sur des journaux, sur du papier à lettres d'hôtels et "même sur l'emballage d'un morceau de sucre", constate Albert Dichy, spécialiste de l'oeuvre de Genet et commissaire de l'exposition. Et il garde tout, serré dans ses valises. La divulgation de ces documents inédits, qui éclairent d'un jour nouveau la fin de sa vie, est un événement.
Que contiennent ces valises ?
La première fois que le commissaire d'exposition Albert Dichy a ouvert ces valises, non sans émotion, il se souvient d’une "petite grotte d’Ali Baba, un foutoir de brouillons de toutes sortes, de cahiers d’écoliers, de coupures de presse annotées, (...) d’affiches, de tracts, de journaux des Black Panthers. Et puis toutes ces notes, une infinité de notes… (…) cette matière autobiographique dont il fait ses livres."
De ce fouillis émergent des essais sur le jazz ou le Japon, des projets de livres sur Fraction Armée Rouge, la révolte dans les prisons, les Black Panthers, et plusieurs manuscrits préparatoires de l'ouvrage posthume de Jean Genet, Un captif amoureux, éclats de mémoire épars rassemblés comme une confession et un bilan de vie.
Mais les valises du poète des bas fonds et de la marge contiennent aussi deux scénarios de films inédits, Divine et La Nuit, qui pourraient être édités bientôt si Jacky Maglia, son exécuteur testamentaire, donne son accord.
Divine retient particulièrement l'attention : il s'agit d'une adaptation pour le cinéma du tout premier roman de Genet, Notre-Dame-des-Fleurs paru en 1947. Cette adaptation a été rédigée au milieu des années 1970 à la demande de David Bowie, qui rêvait d’interpréter le rôle du héros du roman, le flamboyant travesti Divine. Le projet, dont beaucoup avaient eu vent sans en avoir jamais eu la preuve, fut abandonné faute de financement.
Comment Roland Dumas s'est-il retrouvé en possession de ce trésor ?
Roland Dumas et Jean Genet se rencontrent au début des années 60. Entre l’"avocat prisé de l’intelligentsia" et "le poète des deshérités", entre l'homme à femmes et l'homosexuel, le courant passe. "Ils ont en commun l’amour de l’art, du monde arabe, et la même passion de la transgression", écrit M Le Magazine du Monde (réservé aux abonnés).
Vingt ans plus tard, en avril 1986, Jean Genet travaille d’arrache-pied sur Le captif amoureux. Mais âgé de 75 ans, il pressent que son cancer de la gorge va bientôt l’emporter – il y succombera le 15 de ce mois-là dans sa chambre d’hôtel parisienne. Il se rend alors chez Roland Dumas sur l’île Saint-Louis. Là, il "pose sur le bureau deux valises, l’une en cuir noir, l’autre en Skaï marron", bourrées de notes manuscrites, dont il ne se sépare jamais. Il lui lance "Roland, voici tout mon travail en cours, faites-en ce que vous voudrez !", raconte M Le Magazine du Monde.
Durant 34 ans, ces valises ont dormi dans le secret du cabinet de l’avocat qui avait dans l’idée de les éditer lui-même. Puis il a finalement consenti à les partager : en novembre 2019, il en a fait don à l’IMEC. C’est là qu’elles révèleront enfin tous leurs trésors, pour la première fois au public, jusqu'au 31 janvier 2021.
Qu'écrit Genet après avoir renoncé à écrire ?
Entre sa dernière œuvre publiée, la pièce Les Paravents, en 1961, et sa mort en 1986, vingt-cinq ans se sont écoulés. Vingt-cinq ans durant lesquels Jean Genet n’a rien publié. Certes, soutien des combats des minorités, il rédige des articles et des manifestes, en faveur des Black Panthers et des Palestiniens notamment.
Mais, au moment même où ses pièces le font connaître dans le monde entier, et suite au suicide en 1965 de son compagnon Abdallah Bentaga, un acrobate marocain, l’écrivain rejette la littérature et assure avoir renoncé à toucher un stylo. "Genet ne veut plus publier. Editer pour lui, c’est se compromettre, c’est céder au monde", rappelle Albert Dichy.
"Qu’est-ce qu’écrit un écrivain lorsqu’il n’écrit plus ? C’est la grande question et, d’une certaine façon les valises y répondent", estime le commissaire d'exposition. Elles attestent que Jean Genet n’est atteint d’aucun assèchement : "Malgré lui, malgré son vœu de silence, l’écriture le submerge comme une vague. (…) Ecrire, c’est plus fort que lui. Les valises livrent le secret de ce combat singulier où finalement l’écriture gagne la bataille."
L'écriture triomphe car en novembre 1985, l'écrivain a remis aux éditions Gallimard Un Captif amoureux, dans lequel, revenu à la forme littéraire, il revient sur ses engagements et interroge sa trajectoire d’ancien délinquant venu à l'écriture en prison. L’ouvrage, dont il avait laissé les épreuves corrigées sur sa table de chevet, sera finalement publié de manière posthume en mai 1986, un mois après sa mort.
Mais selon Albert Dichy, Genet avait semble-t-il déjà commencé à travailler sur une suite au Captif amoureux. "Il avait l’idée d’écrire un livre avec une disposition typographique proche de celle du Talmud", révèle-t-il dans M Le Magazine du Monde. "On trouve dans les valises les traces de ce rêve littéraire inachevé".
A noter que l'exposition fait l'objet d'un livre, Les valises de Jean Genet, édité par l'IMEC, dans lequel les manuscrits sont resitués dans leur contexte par Albert Dichy. Un Cahier de l’Herne regroupant certains textes des valises doit également paraître au printemps 2021.
Exposition Les Valises de Jean Genet
Du 30 octobre 2020 (ouverture reportée) jusqu'au 31 janvier 2021 (ou plus)
(fermé du 24 décembre à 18h au 6 janvier à 14h)
A l'IMEC - Abbaye d'Ardenne (près de Caen)
Entrée libre et gratuite, du mercredi au dimanche de 14h à 18h
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