Livres : "Le Petit Prince" de Saint-Exupéry, chronique de la mort annoncée de l'écrivain, affirme une chercheuse
Le 11 janvier est paru dans la toute jeune collection Destins des éditions Calype, Saint Exupéry. Du vent dans le cœur, un court récit d'une centaine de pages, étayant une hypothèse audacieuse. Nathalie Prince, professeure de littérature générale et comparée et directrice du pôle doctoral à l’université du Mans, explique de manière inédite que le petit Prince et Antoine de Saint-Exupéry "ne font qu'un".
Pour elle, aucun doute : Le Petit Prince est la chronique d'une mort annoncée. Pour le prouver, elle a imaginé cette biographie de l'écrivain en 27 chapitres, (comme dans Le Petit Prince), mêlant faits réels et citations, qui se lit comme un véritable roman.
franceinfo : Comment vous est venue la certitude que Saint-Exupéry et le Petit Prince ne font qu'un ?
Nathalie Prince : C'est vraiment un travail d'investigation. J'ai mené l'enquête. C'est venu au départ d'une discussion avec mes étudiants sur la fameuse scène des couchers de soleil dans Le Petit Prince. L'édition de mon étudiante donnait 44 couchers de soleil, la mienne, 43. Je suis allée vérifier dans le manuscrit, des erreurs d'impressions étant possibles.
"Effectivement, Saint-Exupéry a modifié le nombre de couchers de soleil. Et je me suis demandé : pourquoi diable ? En quoi cela a-t-il de l'importance ?"
Nathalie Prince, autrice de "Saint-Exupéry. Du vent dans le cœur"à franceinfo
C'est quelque chose qui m'a vraiment obsédée. Il fallait que je sache pourquoi et j'ai imaginé cette hypothèse à laquelle je me suis accrochée : et si Le Petit Prince était l'autobiographie de Saint-Exupéry ? Je ne parle pas de ressemblance ou de résonance. Le Petit Prince ressemble beaucoup à Saint-Exupéry petit, blond avec les cheveux en bataille mais ça, d'autres l'ont dit avant moi. Là où j'ai vraiment compris que je tenais une idée, c'est quand j'ai compris que les 43 ou 44 couchers de soleil qu'observe le Petit Prince, c'est à mon sens, l'âge de sa mort annoncée par Saint-Exupéry lui-même. Le Petit Prince, pour moi, c'est la chronique d'une mort annoncée. 43 ans, c'est un peu tôt pour mourir. Il va peut-être encore se rendre utile, on est en temps de guerre. 44 ans ce sera parfait, c'est écrit dans le texte et il va ensuite falloir qu'il meure pour de bon, comme le Petit Prince. Il rend son manuscrit en avril 1943 à ses éditeurs, Reynal et Hitchcock, et ne se retourne pas. Il part à la guerre.
Vous affirmez apporter une preuve "magistrale" que "Le Petit Prince" est une autobiographie. Quelle est cette preuve ? Ne faudrait-il pas plutôt parler d'une allégorie plutôt que d'une autobiographie ?
Non. Pour moi, il y a vraiment une annonce de sa mort. Et quand on relit la totalité du Petit Prince à l'aune de la vie de Saint-Exupéry, j'ai calqué les différents épisodes de sa vie, et ça marche très bien. J'ai même repris des éléments du Petit Prince, des mots, des citations, très courtes pour faire émerger des épisodes marquants de la vie de Saint-Ex. Par exemple, si je vous dis : "S'il vous plaît, dessine-moi un mouton", vous pensez tout de suite au Petit Prince. Mais il y a aussi ce rappel que Saint-Exupéry aimait dessiner, qu'il faisait des croquis partout quand il était enfant et ça a continué puisque Le Petit Prince est illustré par Saint-Exupéry lui-même avec de très belles aquarelles.
Le roi, (Saint-Exupéry est aristocrate de naissance), le vaniteux, le buveur, le businessman, l'allumeur de réverbères, le géographe, Saint-Ex a été tout ça ?
Le buveur, hélas oui, toute sa vie. Il a vécu les deux guerres, la Première en tant qu'adolescent, la Seconde Guerre, en combattant. Et pour quelqu'un qui est le frère des hommes, je vous rappelle le titre de son livre Terre des hommes, forcément, il ne supportait pas. Le businessman, il a effectivement été commercial, un "businessman de pacotille", décrit-il lui-même. L'allumeur de réverbères, c'est une référence à Jean Mermoz, pionnier des lignes de l'Aéropostale, chargé de la fameuse mission des "vols de nuit" à laquelle Saint-Exupéry avait aussi postulé, pour créer des lignes aériennes sur le continent sud-américain, quelqu'un qui apportait la lumière par son côté charismatique. C'était l'un des personnages préférés de Saint-Exupéry dans Le Petit Prince parce qu'il voit toute l'utilité de l'inutile. Le personnage qui allume, qui éteint, qui allume, qui éteint. Géographe et explorateur, les deux sont accolés dans le texte et dans sa vie.
Quel était son rapport aux femmes ? Il a ruiné sa mère, il a butiné toute sa vie des "roses, belles mais vides", dixit le Petit Prince, et SA rose, Consuelo, la femme qu'il a épousée, on note surtout qu'il s'en sent responsable.
C'est complètement ça. La relation à la mère est très belle, je pense. Il l'a beaucoup fait souffrir, elle a tout donné pour lui, elle était très fière de son fils. Elle s'est saignée aux quatre veines pour lui payer ses brevets et le reste. L'argent n'était pas un sujet pour lui. J'utilise les dialogues dans le texte. La maman lui dit plusieurs fois : "Tâche seulement d'être heureux". On retrouve cette formulation dans Le Petit Prince. Il a vécu aussi un chagrin amoureux très fort avec Louise de Vilmorin, de la dynastie des grainetiers. Le mariage n'a pas pu aller au bout et ça l'a beaucoup abîmé dans sa relation avec les femmes. Et après, il est tombé amoureux très fort de Consuelo qui était une femme formidable, sans doute, une artiste qui attrapait la lumière et ne voulait pas être dans l'ombre de son mari. Ils ont eu une existence compliquée, c'est un couple qui se déchirait du matin au soir. En même temps, il y était très attaché, avec cette notion de responsabilité qui revient dans Le Petit Prince, "responsable de ma rose". Et il disait à sa mère de prendre soin de Consuelo s'il disparaissait. Consuelo était la femme de sa vie, son épouse, mais avec qui il n'a jamais vraiment pu s'entendre. Ils se trompaient l'un et l'autre de toutes les manières. Quant aux autres "roses", celles qu'il appelait aussi ses "mignonnes", je pense qu'il les a aimées. Mais je sais qu'il écrivait parfois les mêmes lettres, en changeant juste le prénom de la femme à qui il s'adressait.
Vous pensez vraiment qu'il a mis en scène sa mort ?
Oui, sans hésiter. Quand il a rendu son manuscrit, il a posé son stylo, ses aquarelles et il est parti pour aller au bout de son projet littéraire, il est parti rejoindre son personnage. Je n'ai pas de doute là-dessus. Il part à la guerre et réclame des missions extrêmement périlleuses, risquées, pour aller au bout du projet.
C'est un homme qui a 44 ans à cette époque, Saint-Exupéry est né en 1900. En 1944, c'est un homme fatigué, Il est au bout du rouleau. Il a eu de très nombreux accidents, il a eu une vie intense, non réglée. Comme il souffrait beaucoup, il prenait des médicaments, pour ne pas dire des drogues. Il buvait. Il fumait ses cigarettes parfois par deux. Les médecins d'ailleurs le déclarent inapte aux missions de guerre. Il a trop de séquelles, il a des fièvres inexpliquées, il voit mal. Rien que rentrer dans son avion, se plier en quatre pour rentrer dans l'avion, c'est déjà un exploit. Mais ce qu'il veut c'est retourner voler. Et il insiste. Il fait des pieds et des mains. Il supplie le gouvernement américain de lui accorder ces missions. Il va même utiliser l'influence de son ami John Phillip, qui est un grand reporter à Life, auprès du War Department pour obtenir l'autorisation de voler. Il en aura cinq, il est mort à la neuvième.
"Il a gratté autant qu'il est possible parce qu'à mes yeux, il s'est donné un an pour mourir et il va au bout de son projet de vie qui est un projet de littérature."
Nathalie Princeà franceinfo
Quand il disparaît en mer en juillet 1944, il devient littéralement le Petit Prince. Il a fait une chute, comme le Petit Prince, c'est la fin du texte : "Il tomba doucement comme tombe un arbre". Son avion s'abîme en mer, c'est une disparition qui est une substitution. Finalement, il prend la place de son personnage, il avait tout prévu. Il y a ce petit supplément d'âme quand on voit que le corps de Saint-Exupéry, et même l'avion, ont disparu de très nombreuses années. Cette disparition est incroyable.
Ça ressemble à un suicide pourtant. Le Petit Prince va se faire mordre volontairement par un serpent venimeux et Saint-Exupéry, qui n'est pas en état de voler, s'obstine à voler. C'est un renoncement à Consuelo, c'est un renoncement à l'amour, alors qu'il s'en sent tellement responsable. Cette fin orchestrée est très étrange, très paradoxale, très incompréhensible ?
La fin du Petit Prince, si on accepte qu'il retrouve sa rose sur sa planète, on peut l'entendre comme une happy end. C'est une version avec laquelle je ne suis pas forcément en accord. Mais pour Saint-Exupéry, je pense qu'on est vraiment dans un étrange cas de suicide par la littérature. Pour moi, c'est vraiment la fiction qui est sortie de ses gonds pour rappeler son auteur à son projet littéraire. Il prend la place de son personnage dans son histoire et devient le Petit Prince. D'ailleurs, il écrit en 1943 à Consuelo : "Peut-être retrouverai-je le Petit Prince ?" Et puis, il y a aussi cette idée qu'il est peut-être parti à la recherche du petit frère perdu. Saint-Exupéry a perdu son frère alors qu'il n'avait que 17 ans. François est mort très jeune. C'est un deuil qui a fait un énorme trou dans le cœur de Saint-Exupéry, une béance énorme qu'il n'a jamais réussi à combler. C'était le meilleur copain, celui avec qui il faisait toutes les bêtises. Il y a aussi cette idée de retourner au pays de l'enfance.
Le titre "Du vent dans le cœur", d'où vient-il ?
Je suis très heureuse d'avoir trouvé ce titre. Je l'ai trouvé dans la correspondance de Consuelo et de Saint-Exupéry. Ce sont des textes bouleversants. Et dans une des lettres, Saint Exupéry s'adresse à Consuelo et lui : "Chérie, j'ai toujours du vent dans le cœur. C'est doux de t'écrire". Il écrit ça en 1931, au début de leur relation. Et ce vent dans le cœur va finir par peser une tonne.
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