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Margaret Atwood, l'auteure qui a anticipé l'Amérique de Donald Trump dès 1984 avec "La Servante écarlate"

Article rédigé par Marie-Violette Bernard
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 13min
Margaret Atwood à la 69e cérémonie des Emmy Awards, à Los Angeles (Californie, Etats-Unis), le 17 septembre 2017. (JASON LAVERIS / FILMMAGIC / GETTY IMAGES)

Plus de trente ans après la parution de son best-seller, la romancière canadienne connaît un succès grandissant à la faveur d'une adaptation à la télévision et d'une époque où la dystopie – qu'elle a imaginée dès 1984 – paraît de plus en plus présente.

"Les gens pensent que j'ai un niveau de vie digne d'Hollywood depuis que la série [La Servante écarlate] a été diffusée, mais ça n'est pas le cas. En revanche, le livre se vend bien, c'est déjà ça !" Margaret Atwood n'a pas touché le gros lot depuis que l'adaptation télévisée de son roman a séduit les spectateurs du monde entier et remporté huit Emmy Awards. Mais l'auteure canadienne a vu sa popularité exploser : 13 000 articles ont mentionné son nom en 2017, soit sept fois plus que l'année précédente, selon Le Devoir, un quotidien québécois. Alors que la deuxième saison de la série La Servante écarlate est diffusée aux Etats-Unis, mercredi 25 avril, franceinfo retrace le parcours de la reine de la "fiction spéculative".

Nez aquilin, sourire malicieux, pommettes marquées et boucles argentées... À 78 ans, Margaret Atwood semble sortie d'un des contes des frères Grimm qu'elle affectionne tant. Il faut dire que l'écrivaine est (peut-être) la descendante d'une sorcière. Selon une légende familiale, une de ses aïeules a été pendue au XVIIe siècle dans le Massachusetts. Mary Webster, accusée d'avoir pratiqué la magie noire, n'est pas morte sur le coup. "Elle est restée à se balancer toute la nuit et, quand ils sont venus récupérer le corps le lendemain matin, elle était encore en vie", raconte la romancière au New Yorker (en anglais). Selon les jours, la grand-mère de Margaret Atwood revendiquait, ou non, un lien de parenté avec "Mary la demi-pendue".

Du totalitarisme en Amérique

L'auteure, elle, a visiblement choisi son héritage. Quand Margaret Atwood se lance dans l'écriture de La Servante écarlate, à Berlin-Ouest, en 1984 – une année bien choisie pour celle qui se place dans la lignée de George Orwell – elle le dédie à Mary Webster. Elle passe dans la capitale allemande de longues heures face à une vieille machine à écrire, tentant de répondre à une question : à quoi ressembleraient les Etats-Unis sous un gouvernement totalitaire ?

"La droite, associée à une étrange interprétation du christianisme, traçait déjà son chemin au sein de la politique américaine, se souvient-elle dans les pages du Figaro. J'ai seulement mené jusqu'à leur terme, dans le roman, quelques-unes des idées que ces personnes affirmaient vouloir mettre en œuvre à l'époque et qui le sont à présent." Naît alors la république de Gilead, une dictature conservatrice qui réduit les femmes fertiles à l'esclavage sexuel afin de lutter contre une crise de la natalité.

Écrire sur "des progrès vraisemblables"

Lorsqu'elle écrit, Margaret Atwood se fixe une règle : elle n'inclut "rien que l'humanité n'ait pas déjà fait ailleurs ou à une autre époque, ou pour lequel la technologie n'existerait pas déjà". "Je ne voulais pas me voir accusée de sombres inventions tordues, ou d'exagérer l'aptitude humaine à se comporter de façon déplorable", justifie-t-elle dans un entretien au Guardian (en anglais). La romancière ne veut pas écrire de la science-fiction, mais de la "fiction spéculative", précise-t-elle à Libération. Comme George Orwell (avec 1984), Aldous Huxley (Le meilleur des mondes) ou Jules Verne (Vingt mille lieues sous les mers).

Le grand-grand-grand-papa (...) de la fiction spéculative, c’est Jules Verne. Parce qu’il a écrit sur des progrès vraisemblables, comme par exemple le sous-marin.

Margaret Atwood

à "Libération"

Pour rendre ses dystopies (le contraire des utopies) crédibles, Margaret Atwood est minutieuse. Elle suit de près l'actualité, fait des recherches sur les dernières découvertes technologiques. Aujourd'hui, elle échange avec les internautes férus de science sur Twitter. En 1984, elle a une autre technique. La quadragénaire compile les coupures de presse qui inspirent la terrifiante histoire de La Servante écarlate : un article sur l'interdiction de l'avortement et de la contraception dans la Roumanie de Ceausescu, un autre sur la baisse inquiétante du taux de natalité au Canada, une enquête sur une secte fondamentaliste du New Jersey où les femmes sont appelées "servantes".

"Rendez Margaret Atwood à la fiction !"

"Parce qu'il ne fait référence à aucune technologie qui n'existe pas, le roman [publié en 1985] décrit une situation qui pourrait se produire dans six mois, dans deux ans, dans dix ans", souligne Nora Bouazzouni, journaliste spécialiste des séries. Ou en janvier 2017. Après avoir enchaîné les remarques sexistes lors de la campagne présidentielle américaine, Donald Trump s'attaque dès le lendemain de son investiture au Planning familial, une association qui milite pour l'accès à la contraception et le droit à l'avortement. L'adaptation télévisée de La Servante écarlate, qui sort trois mois plus tard, tombe à pic. Les féministes s'en emparent et manifestent habillées de capes rouge sang, en clin d'œil au roman. Lors de la Marche des femmes à Washington, une pancarte réclame : "Rendez Margaret Atwood à la fiction !" 

Dans les Etats-Unis de Donald Trump, Margaret Atwood est une véritable icône féministe. L'auteure entretient pourtant une relation complexe avec ce militantisme. "Elle se définit comme humaniste et pas seulement féministe", analyse Nathalie Cooke, sa biographe. Si elle a toujours défendu la cause des femmes, Margaret Atwood "ne voulait pas devenir un mégaphone pour une pensée particulière". "J'ai assisté à la première phase du féminisme, où les militantes n'étaient pas censées porter de robe ou de rouge à lèvres", rappelle-t-elle au New Yorker.

L'enfance sauvage

Margaret Atwood est en revanche convaincue, depuis l'enfance, que les femmes sont les égales des hommes. Cadette d'une fratrie de trois enfants, elle a été élevée exactement comme son frère aîné. Durant des années, toute la famille suit son père dans les forêts du nord du Québec. Entomologiste, Carl Atwood est chargé d'étudier les insectes dans des lieux reculés. Scolarisée à domicile, la jeune "Peggy" passe beaucoup de temps à explorer la nature. "Dans les bois, je portais des pantalons non parce que c'était viril mais parce que je pouvais le coincer dans mes chaussettes pour éviter que les mouches noires ne me piquent les jambes", raconte-t-elle.

Cette enfance a également nourri une sensibilité écologiste qui transparaît dans ses écrits. Dans La Servante écarlate, de nombreux nouveaux-nés souffrent de malformations dues à la pollution. Dans la trilogie de MaddAddam, les hommes sont presque rayés de la surface de la Terre par une catastrophe écologique. "Si nous ne réglons pas [les problèmes environnementaux], la race humaine périra, prédit la Canadienne dans Le Figaro. J'ai grandi avec des biologistes, j'ai donc appris depuis longtemps qu'il n'y a rien, au sein des écosystèmes, qui vive isolément des autres entités vivantes."

Pour Nathalie Cooke, ces années en forêt ont largement influencé l'écriture de Margaret Atwood. Et la justesse de ses prédictions. "Imaginez une enfance sans télévision mais avec des livres, la nature à observer et des proches incroyablement intelligents, résume la professeure de littérature canadienne. C'est l'incubateur idéal pour devenir un ingénieux observateur du monde extérieur, que l'on soit scientifique ou auteur."

Elle préfère Harvard à Paris

Mais Margaret Atwood ne fait pas qu'observer la société. Elle s'en inquiète. "J'ai arrêté de me tracasser pour mon propre argent en 1975. Désormais, je m'inquiète des inégalités de revenus. Cela produit une société très malheureuse", explique-t-elle par exemple dans un entretien au magazine Wealth Simple (en anglais). Ces préoccupations trouvent leurs racines dans ses années de jeune auteure. A l'université, elle enchaîne les petits boulots en parallèle de ses études de philosophie. Margaret Atwood écrit depuis ses 6 ans, mais la littérature paie mal.

Un conseiller pédagogique lui suggère alors de laisser tomber l'université pour "se trouver un homme bien et se marier". Elle préfère suivre les recommandations d'un ancien professeur. "Il m'a d'abord déconseillé de partir à Paris. (...) Je pensais que ce serait romantique : fumer, boire de l'absinthe, attraper la tuberculose... poursuit-elle avec humour. Il m'a dit qu'il pensait que je pourrais écrire plus de choses en allant à Harvard." La Canadienne y finit ses études puis entame une carrière de professeure, pour régler ses factures. Ce n'est qu'en 1972, après la publication de La Femme comestible et de Faire surface, qu'elle devient "écrivaine à plein temps".

Margaret Atwood en Ontario, le 12 octobre 1972. (RON BULL / TORONTO STAR / GETTY IMAGES)

Quarante-trois ans, un enfant et une soixantaine de livres plus tard (des romans aux recueils de poésie, en passant par une BD), l'auteure continue de se préoccuper de l'avenir de l'humanité. "Le travail de Margaret Atwood pose la question de la responsabilité de chacun par rapport à la société, souligne Nora Bouazzouni. La morale de ses livres est 'vous ne pourrez pas dire qu'on ne vous avait pas prévenus'."

"Elle a le chic pour saisir l'ère du temps"

Si Margaret Atwood reste méconnue en France, ses dystopies en ont rapidement fait une référence dans le monde anglophone. Son nom est régulièrement mentionné pour le prix Nobel de littératureElle refuse toutefois le titre de "prophétesse" que lui décerne le New Yorker. Elle assure à l'Irish Times (en anglais) ne jamais avoir écrit dans le but de mettre en garde les démocraties contre un avenir sombre. "Mais on n'écrit pas sur ces choses si on souhaite qu'elles se perpétuent", reconnaît-elle. Margaret Atwood se préoccupe de l'immédiat. "La science-fiction parle toujours du présent. Comment pourrait-il en être autrement ?" confirme-t-elle dans le Guardian.

Il n'y pas de futur. Il y a de nombreuses éventualités, mais on ne sait pas laquelle va se concrétiser.

Margaret Atwood

au "Guardian"

Margaret Atwood peut être assimilée à une lanceuse d'alerte. "Elle a toujours eu le chic pour identifier les thèmes à la fois importants et dans l'ère du temps, remarque Nathalie Cooke. La place des femmes, l'environnement, les relations sociales font les gros titres aujourd'hui, mais sont également des problématiques essentielles dans nos sociétés." Ses avertissements trouvent désormais un écho sans précédent auprès des lecteurs... et des scénaristes à Hollywood. Après La Servante écarlate et Alias Grace, diffusée sur Netflix, la trilogie MaddAddam doit faire l'objet d'une adaptation sur petit écran par le studio Paramount. Margaret Atwood suit ces projets de près : elle a travaillé comme consultante sur les deux premières séries et y joue même de petits rôles. Un statut "inédit" pour un auteur, selon Nora Bouazzouni.

Dans le documentaire Once in August, Margaret Atwood raille le réalisateur qui "essaie de savoir pourquoi une partie de [son] travail est si sombre". "Il cherche l'explication dans ma vie ou mon caractère, plutôt que dans la société que je dépeins", constate-t-elle. Malgré les thèmes qu'elle aborde, l'écrivaine n'est pas fataliste. Elle s'engage même dans des projets qu'elle ne verra jamais aboutir. En 2014, elle a été la première romancière à prendre part à la "Bibliothèque du futur". Durant cent ans, cent auteurs écriront chacun un livre, dont seuls les titres seront connus. Les œuvres ne seront publiées qu'en 2114. "Il y a quelque chose de magique. J'envoie un manuscrit dans le futur", s'extasiait Margaret Atwood dans le Guardian (en anglais) lors de la remise du très secret Scribbler Moon. Reste à savoir si la "fiction spéculative" d'Atwood sera encore d'actualité dans un siècle.

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