"On peut, nous aussi, écrire des livres" : un roman policier à 48 mains, l'aventure inédite d'une classe de seconde professionnelle
Depuis la rentrée scolaire, les cerveaux sont en ébullition et en mode "écriture" dans cette classe de seconde, spécialité métiers de la relation client, au lycée privé Saint Paul Bourdon Blanc à Orléans (Loiret). Ces élèves, en filière professionnelle, se préparent à exercer dans des domaines liées à l’accueil mais, pour l’instant, ce sont plutôt des écrivains en herbe.
À 48 mains, les adolescents encadrés par leurs professeurs – notamment Catherine Heitz (lettres et histoire et géographie) et Christel Prudhomme (économie gestion option commerce) – ainsi que l’écrivain Mabrouck Rachedi, ont produit un roman collectif. Le mois de mars marque une échéance pour ce projet pédagogique, celui du bouclage du volet "écriture". Leur prose sera éditée par Réparer le langage, je peux. L'association, cofondée par les auteurs Sandrine Vermot-Desroches et Alain Absire, est à l'origine d'un dispositif déployé à Toulouse et en région parisienne.
"Une meilleure relation de classe"
Le roman policier, né à Orléans, raconte l’histoire de Kriss, 19 ans, qui recherche son meilleur ami Yassir partout dans la cité du Grand Parc, à Bordeaux. "Tout porte à croire que le jeune homme a été kidnappé par un quartier rival", indique le résumé du livre. Kriss va alors mener l’enquête en prenant tous les risques.
Divisée en sept groupes, la classe a opté pour le roman policier parce que "plus intéressant". "Les jeunes préfèrent les choses où il y a de l’action", explique doctement Ilayda qui forme un duo avec Eline, pour l'atelier d'écriture. "C’est très intéressant, estime-t-elle. C’est bien de réfléchir. Cela montre que nous, les ados, sommes capables de créer des choses, que l’on n'est pas tout le temps H24 sur les téléphones, qu’on peut, nous aussi, écrire des livres, qu’on a du talent, quoi." À 24, poursuit Ilayda, "c’est mieux pour les idées et cela crée une meilleure relation de classe". "Ça nous change les idées", ajoute Eline, une fan de BD, qui dit pourtant ne pas aimer lire. "Ça change des cours, on apprend une nouvelle activité. C’est bien d’écrire un livre que l’on présentera aux autres classes. On peut le mettre en magasin, etc. Ça nous permet d’être en groupe, de communiquer un peu, d’échanger…" Y compris avec leur parrain écrivain : pour ce qui est de ses instructions, "ça va".
Le 9 novembre dernier, lors de la deuxième des cinq sessions animées par Mabrouck Rachedi, ils ont déterminé la teneur des 14 chapitres de leur ouvrage. Le groupe baptisé "Les stars" – formé par Léa, Elise, Lynah et Capucine –, s'est occupé du deuxième et du dernier chapitre. Une pression, qui ne trouble pas outre mesure les adolescentes. "On a fait le début, on fera la fin", résume Lynah, qui souhaite devenir hôtesse de l'air. "Chaque personne y met du sien", nourri par les films vus et les livres lus, répond-elle quand on l'interroge sur cet atelier. Et son rapport à la littérature en général ? "De base, je ne suis pas trop livre. Quand le début est bien, je me lance". "J’aime bien les histoires et tout mais ça dépend", affirme pour sa part Léa, qui veut devenir psychologue. "J’aime bien les chroniques, des histoires sur Internet que l'on trouve sur Wattpad [réseau social dédié à la narration et très prisé pas les jeunes]. Sinon, les livres comme ça [version papier], je lis pas."
Pendant six mois, les interventions de Mabrouck Rachedi, dont le roman jeunesse Banale flambée dans ma cité (Actes Sud jeunesse) est paru en janvier, ont rythmé un processus d'écriture encadré au quotidien par Catherine Heitz. Chacune d’elles a duré trois heures, les deux premières prises sur les heures de français en matinée. Pour la dernière heure d'atelier, en début d’après-midi, la professeure de lettres retrouvait sa collègue Christel Prudhomme.
Mabrouck Rachedi répète à l’envi que "le gros du boulot" est fait par les professeurs et se considère "plus en appoint que moteur". "Il y a eu plus de séances faites en dehors de ma présence", souligne-t-il. Catherine Heitz et Christel Prudhomme se souviennent de leurs craintes au démarrage de l'activité. "Nous avons fait un gros boulot en début d’année pour présenter le projet afin de les motiver. Nous étions un peu inquiètes au départ." Et Christel Prudhomme de renchérir : "Nous étions totalement inquiètes parce qu’ils n’adhéraient pas. Je pense qu'ils n’avaient pas écouté et pas compris". Le déclic va se produire avec la découverte du roman collectif réalisé, sous la houlette de Catherine Heitz, l'année précédente.
"Tout ce qui est théorique, pénible à enseigner, ne pose plus aucun problème"
Le 12 octobre, à la première séance, se remémore Mabrouck Rachedi, il fallait "définir tous les axes de l'histoire". "Il y a eu beaucoup de votes. Ils ont écrit plusieurs petits pitchs et le plus convaincant l'a emporté. C’était une séance assez fluide et nous avons avancé plus vite que je ne l’imaginais". "Quand j’interviens, affirme-t-il, je suis devant une classe intéressée. Et je sais que le gros du travail, c’est d’intéresser la classe. Un travail que je n'ai pas fait. La première séance était incroyable. Je suis beaucoup intervenu [dans ce type d’atelier] et j’ai rarement vu tous les groupes, tout le monde participer (...) Le travail a été fait de façon extraordinaire avant moi. "
"Mabrouck, constate Catherine Heitz qui souligne avec un sourire la modestie de l'auteur, apporte cet œil d’écrivain sur la construction de l’histoire, les rebondissements, le rythme du récit... C’est un métier". Par ailleurs, "cela nous permet, et c'est génial, grâce à toute la motivation qu'il y a derrière, d'aborder en technique de français la narration, le style direct, indirect… Tout ce qui est théorique, pénible à enseigner, ne pose plus aucun problème. Ça a désormais du sens pour eux". De même, l'exercice permet de parvenir à un équilibre : "les élèves, qui ont des difficultés et même un accompagnement spécifique", sont comme des poissons dans l’eau pendant l'atelier. De fait, note Mabrouck Rachedi, "la créativité est en dehors de tout ce qui est critère scolaire : j'ai une idée ou je n'en ai pas. La matière première de l'écrivain, c'est vraiment l'imagination et la capacité à structurer."
"Qu'est-ce qui pourrait alimenter cette histoire ?", lançait le romancier en novembre dernier, félicitant les élèves pour leurs trouvailles tout en déambulant dans la classe avec Catherine Heitz pour discuter avec les différents groupes. "Plus qu’un projet pédagogique, c’est un projet artistique, dans le sens où nous les sortons des sentiers battus. J’essaie de les mettre dans la peau d’un écrivain", précise l'auteur jeunesse qui s'est découvert une facilité "à accompagner les jeunes" dans la création, "à se libérer, voire à se découvrir" et, ici, "à apprendre à travailler ensemble". "C'est plus facile d'écrire tout seul parce qu'on décide des différentes étapes" : pas besoin de négocier ou de discuter avec quelqu'un. "Le plaisir, conclut-il, c’est qu’à la fin, ils en retirent de la fierté. On l’a fait. Nous avons réussi ensemble, ce qui n’est pas facile (...) J'espère que dans cinq, dix ou trente ans, ils regarderont leur roman en se disant : on a fait partie de cette aventure."
Des élèves "décomplexés"
Une aventure qui requiert l’engagement du corps professoral et de la direction de Saint Paul Bourdon Blanc. "J’invite mes équipes à se lancer dans des projets parce que je vois bien que mes élèves de lycée professionnel avancent bien en mode projet", confie Sébastien Gomez, le chef d’établissement. "Nous, en tant que directeurs, on est là pour simplifier, trouver des solutions pour leur permettre d’y aller". Son enthousiasme répond à celui de Catherine Heitz, à l’origine de l’activité. "J’aime beaucoup la pédagogie de projet, confie-t-elle. On part sur un an, c’est long. Mais cela permet de déployer des trésors d’inventivité, de maintenir la motivation sur le long terme. C’est très intéressant de voir à la fin, un produit fini et concret. C’est ce qui m’anime. Nous exerçons une profession où nous semons de petites pierres. Mais on ne sait jamais ce qu’on laisse ou ce qu'ils prennent. La pédagogie de projet, c’est vraiment quelque chose qui porte".
Christel Prudhomme n'en pense pas moins. D'autant qu'avec sa matière, ils se retrouvent "au cœur de l'action" puisqu'il y a "une volonté", à travers cette expérience, "d'approcher les matières professionnelles". "Une fois que l'œuvre est aboutie, il faut pouvoir la vendre et par conséquent la promouvoir". Ainsi, une autre professeure, Céline Baume, se greffe au projet pour le volet communication. Tout comme Raphaëlle Ridarch, professeure documentaliste, qui a aidé les élèves à trouver l'inspiration, pour leur roman policier, en leur prodiguant des conseils de lecture.
Les enseignantes rappellent l’importance de conduire un projet culturel dans un lycée professionnel. "Ils sont moins rodés à cette culture, à la différence de tous ceux qui passent par le lycée général, qui après partent dans des études classiques, rappelle Catherine Heitz. Nous, les matières générales (le français, l’histoire et la géographie), sont des matières mineures : ce ne sont pas les plus gros coefficients en lycée professionnel". Participer à cet atelier d'écriture a donc un indéniable avantage : "Nos élèves sont décomplexés. C’est encore plus passionnant parce qu’on leur donne justement ce goût, le plaisir peut-être de lire, ou encore de regarder un film et d’être capable d’en faire la critique… "
"Une très bonne expérience"
En novembre, leur deuxième atelier a été mené au pas de charge par Mabrouck Rachedi. L’objectif étant de définir, à la fin de la session, les lignes directrices des 14 chapitres du roman policier. "Quand les objectifs ne sont pas clairs, on ne produit pas. J'aime bien fixer des objectifs." Le but sera atteint en dépit d’une interruption conséquente liée à un exercice incendie. "C’était vraiment cool, s’est réjoui Keyvan, heureux d’avoir eu "une très bonne inspiration" pendant la session. C’est "une très bonne expérience" d’être des apprentis écrivains, commentent encore Keyvan, Lucas et Sofya, membres du même groupe.
En décembre et en janvier, le travail d’écriture s’est poursuivi avec une chasse aux incohérences dans le récit. "La difficulté a été de trancher entre plusieurs bonnes idées, se souvient Mabrouck Rachedi. C’est un crève-cœur mais il faut trancher". La dernière séance du 15 février a été "une séance de calage", précise l’auteur. "Les élèves se sont, encore une fois, posé la question de la cohérence. Ça faisait plaisir de les voir s’interroger eux-mêmes sur le sujet. Avoir un regard critique, c’est aussi être enthousiaste. La critique peut être positive. Ils nous ont impressionnés mais ils se sont aussi impressionnés eux-mêmes". Les 24 aspirants auteurs seront en dédicace en juin.
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