Portrait Yuval Noah Harari, la rock star des historiens qui défrise les scientifiques

Article rédigé par Pierre Godon
France Télévisions
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Le célèbre historien et philosophe israélien Yuval Noah Harari, dont le nouveau livre "Nexus" sort mercredi 25 septembre 2024 en France. (JEREMIE LUCIANI / FRANCEINFO)
Il revendique 45 millions de lecteurs à travers le monde avec "Sapiens" ou "Homo Deus". Celui qui s'est vu affubler du titre de "premier intellectuel global du XXIe siècle" continue de creuser son sillon avec un nouveau livre, "Nexus", publié mercredi.

On peut donc apparaître en une de centaines de magazines et être une des dernières personnes sur Terre à avoir appris la victoire de Donald Trump à la présidentielle américaine de 2016. L'historien israélien Yuval Noah Harari n'a été mis au parfum que cinq semaines après la victoire surprise du milliardaire dans la course à la Maison Blanche. Il effectuait alors une retraite spirituelle coupée du monde en Angleterre. Deux mois par an, ce grand adepte de la méditation en silence s'isole dans une pièce à peine plus grande qu'une cabine téléphonique.

De quoi ôter les impuretés de l'esprit, paraît-il. Cela dit, il n'aurait pas été mieux informé dans sa maison de la banlieue de Tel Aviv (Israël) : l'intellectuel qui revendique sur son site avoir vendu 45 millions d'exemplaires en 64 langues n'a pas de smartphone. Un sacré paradoxe pour celui qui se plonge dans les comportements des hommes de la nuit des temps pour expliquer le futur. Un fonds de commerce qu'il décline dans son dernier livre, Nexus, paru mercredi 25 septembre. 

Adoubé par Bill Gates et Barack Obama

Rien ne prédisposait Yuval Noah Harari à devenir la "rock star" des historiens et une des têtes de gondole de la rentrée littéraire – au rayon essais – au point de batailler en France avec Gaël Faye et Amélie Nothomb. Médiéviste de formation, c'est un peu par hasard qu'il hérite d'un cours d'introduction globale à l'histoire à l'université hébraïque de Jérusalem où il enseigne. Une révélation. De cette série de cours naît un ouvrage, Sapiens, en 2011. "Les idées structurantes n'ont pas bougé d'un pouce", résume Harari dans le New Yorker.

La promesse est alléchante : "une brève histoire de l'humanité", le sous-titre du livre, en moins de 500 pages. Il raconte comment l'homo sapiens, espèce qui n'était pas appelée à régner sur la Terre, est parvenu à dominer la planète grâce à trois révolutions : cognitive (la capacité à se raconter des histoires, il y a 70 000 ans), agricole (il y a 11 000 ans) puis scientifique (il y a 500 ans). Avant l'arrivée du XXIe siècle et sa révolution biotechnologique où les intelligences artificielles pourraient s'émanciper de la tutelle de l'homme. "L'histoire de chacun, depuis toujours", synthéthise le New Yorker.

L'historien et philosophe Yuval Noah Harari lors de la sortie de son livre "Nexus", à Toronto (Canada) le 14 septembre 2024. (STEVE RUSSELL / TORONTO STAR)

L'ouvrage cartonne immédiatement en Israël... Mais tourne au bide hors de l'Etat hébreu. Au point que Harari se retrouve à proposer une traduction en anglais en auto-édition sur Amazon. A l'époque, son adresse e-mail figure sur la page de garde et son mari, Itzik Yahav, réalise les illustrations. Quelques centaines d'exemplaires écoulés et trois ans plus tard, les éditeurs anglo-saxons flairent le bon filon. Vite relayés par quelques aficionados de luxe, à l'instar de Bill Gates. "J'ai toujours adoré les écrivains qui relient les points", écrit-il sur son blog en 2016. Barack Obama, qui juge sur CNN qu'il "permet de remettre les choses en perspective", le glisse aussi dans sa liste des livres de l'année. Mark Zuckerberg le place quant à lui dans les rayonnages du Book Club de Facebook.

Populaire et donc populiste ?

L'accueil est plus tiède chez les universitaires, même si l'essai campe dans la liste des meilleures ventes depuis des années, au point qu'en France, Albin Michel n'en a toujours pas sorti une version poche dix ans après sa sortie. L'anthropologue canadien Christopher Hallpike s'est fendu d'une critique au vitriol de l'ouvrage, "dépourvu de toute contribution à la science", relevant de l'"infotainment" selon lui. Un procès en démagogie que lui fait également la neuroscientifique indienne Darshana Narayanan, qui le range dans la catégorie des "scientifiques populistes".

"Il développe de grandes théories, très séduisantes. Mais s'il est indéniable qu'il a effectivement beaucoup lu, il ne peut pas connecter les choses, en tirer des conclusions comme ça. La science ne fonctionne pas comme ça."

Darshana Narayanan, neuroscientifique

dans la revue "Current Affairs"

Celle qui a listé les erreurs factuelles des livres d'Harari dans Current Affairs ajoute : "S'il avait publié ses thèses dans une revue scientifique, il y aurait forcément eu un travail de fack-checking ou de relecture par les pairs. Ça n'a pas été le cas pour le livre." Un exemple parmi d'autres : une confusion entre guépards et léopards qui ne vivent pas dans les mêmes zones d'Afrique.

Le directeur de thèse d'Harari à Oxford, Steve Gunn, le reconnaît à demi-mot dans le New Yorker. Il admire la capacité de son élève à "jouer à saute-mouton avec le fact-checking. Il pose des questions si larges que personne ne peut vraiment répondre catégoriquement : 'Telle partie est fausse, celle-là aussi'. Personne n'est un expert sur la signification de tout."

Une approche volontairement "fun"

"C'est un survol et un livre qui n'est pas destiné à la communauté scientifique", défend Boris Valentin spécialiste de la préhistoire et enseignant à l'université Panthéon-Sorbonne. Lui aussi tique sur la révolution agricole présentée comme soudaine "alors qu'elle a pris deux bons millénaires", sur une vision parfois trop centrée sur l'Europe et le Proche-Orient ou sur une narration "bien trop linéaire d'une histoire plurielle". Cela ne l'empêche pas de ranger volontiers Yuval Noah Harari au côté d'Alain Decaux dans la catégorie des "historiens passeurs". "Ce qu'il écrit est simplifié. C'est dans le contrat avec le lecteur, la 'brève histoire de l'humanité'. Mais aucunement simplificateur", applaudit-il.

Presque un passage obligé pour la nouvelle figure de proue de la "Big History", des ouvrages ambitieux embrassant différentes disciplines sur toute l'histoire de l'humanité. "En douze ans sur les bancs de l'école israélienne, je n'ai jamais eu une seule leçon sur l'histoire de la Chine ou quoi que ce soit d'antérieur au judaïsme. Ne parlons même pas de la révolution agricole, résume Harari dans le New Yorker. Les gens ont besoin de cette vue d'ensemble, et Sapiens leur fournit d'une manière que nous nous sommes efforcés de rendre accessible, intéressante et fun."

L'accessibilité se traduit aussi chez lui par un usage parcimonieux des références et des notes de bas de page. Sapiens n'en compte qu'une grosse centaine en 480 pages. "Combien de personnes citent maintenant le livre pour des idées qui sont, en fait, connues depuis bien plus longtemps dans le monde scientifique ?" se désole Stéphane Debove, docteur en sciences cognitives et youtubeur vulgarisateur sur sa chaîne Homo Fabulus.

Gourou des élites mondialisées...

Une des conséquences du succès d'Harari pourrait être de pousser les universitaires à adopter un langage plus accessible : "Je milite pour que les chercheurs écrivent plus simplement, abonde Stéphane Debove. Il existe une espèce de biais cognitif où on a l'impression de ne pas être pris au sérieux lorsqu'on s'exprime avec des mots simples. Comme s'il fallait plonger le lecteur dans la confusion pour qu'il pense qu'on dit des choses profondes."

D'Alain Decaux 2.0, Yuval Noah Harari s'est fait philosophe et penseur avec ses ouvrages suivants Homo Deus et Vingt-et-une leçons pour le XXIe siècle. Ce qui lui vaut quelques amabilités de la part de ceux qui mettent Platon et Sophocle dans leur bol de céréales au petit déjeuner. Le philosophe Roger Pol-Droit voit en lui un "conteur habile" et un "penseur fragile" dans Les Echos. Luc Ferry juge, lui, Homo Deus "fallacieux", du "Orwell repeint aux couleurs de la Silicon Valley", dans Le Figaro.

Mais pas de quoi écorner son statut de chouchou des élites mondialisées et des milliardaires de la tech. Le Forum de Davos l'invite en 2016 ? Il décline, les participants à sa conférence n'ont pas le niveau, raconte son mari et agent. L'année suivante, sa conférence est calée entre celles d'Emmanuel Macron et d'Angela Merkel au grand raout suisse. En Israël, il se murmure que c'est la lecture de Sapiens qui a encouragé le Premier ministre Benyamin Nétanyahou à se passer de viande tous les lundis.

L'historien et philosophe Yuval Noah Harari lors de la sortie de "Nexus", son dernier livre, le 14 septembre 2024. (STEVE RUSSELL / TORONTO STAR / GETTY IMAGES)

Une présentation de Homo Deus en privé à l'Elysée, des conférences dans la Silicon Valley et un statut de gourou new age des grands de ce monde lui valent une haine tenace d'une partie de la gauche. L'universitaire Danny Gutwein l'a synthétisée dans un brûlot publié dans le quotidien Haaretz. Il voit en Harari "l'idéologue domestique des élites libérales" qui explique à longueur d'ouvrage que l'homme n'a pas la main sur son destin. "De son premier livre, Sapiens, on ressort avec l'impression que l'histoire mondiale s'est faite sans politique, selon une sorte de code naturel", explicite Gutwein dans Libération. Un message qui conforte l'ordre social actuel, selon lui.

... mais cité par Jean-Luc Mélenchon

Politiquement, la petite PME d'Harari – cinq employés à plein temps, dont un cuisinier péruvien aux plats végans inégalés, selon le New Yorker – veille scrupuleusement à éviter tout faux pas. Débattre avec Trump, OK, mais pas en public. Hors de question de s'afficher avec des colons israéliens. "On ne sait pas exactement où il nous emmène, concède Boris Valentin, mais si chacun se projette dedans, c'est que le bouquin est assez ouvert." Jean-Luc Mélenchon, qu'on peut difficilement soupçonner de libéralisme, n'a-t-il pas cité Harari dans une interview à Socialter ? "Yuval Noah ­Harari montre dans Sapiens que la stabilité des groupes humains dépend de l'imaginaire qui les rassemble", y déclare le leader de La France insoumise.

C'est peut-être ça qui fait de lui le "premier penseur global du XXIe siècle", selon The Economist, ou encore le "penseur le plus important du monde", d'après Le Point. Pouvoir distribuer des bons points à Francis Fukuyama, le théoricien de la "fin de l'histoire", après la chute de l'URSS. Donner son avis sur la marche à suivre pendant la crise du Covid-19, et ce sans aucun diplôme scientifique dans l'émission phare de CNN, sur la BBC, ou dans le Financial Times... La liste n'est pas exhaustive. Interrogé par le New Yorker sur la place de son mari dans le hall of fame mondial, Itzik Yahav a répondu : "Quelque part entre Madonna et Steven Pinker", un célèbre psycholinguiste américain auteur d'ouvrages à succès. C'est ça d'être une rock star de l'histoire.

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