Pourquoi "Lire Lolita à Téhéran" de Azar Nafisi est un livre qu'il faut plus que jamais lire
Pour la sécurité des protagonistes, tous les détails biographiques ont été changés, gommés ou inversés. L'histoire que raconte l'écrivaine iranienne Azar Nafisi est fictionnelle, mais son réalisme est saisissant, et pour cause... Ce récit autobiographique est directement inspiré de sa vie à une période bien précise : le pivot de la révolution de 1979 en Iran, date de l'arrivée au pouvoir des religieux et du basculement du pays dans la dictature. Azar Nafisi enseignait alors la littérature occidentale à ses étudiants de l'université Allameh Tabataba'i de Téhéran.
Les éditions Zulma ont édité à nouveau cet ouvrage vingt et un ans après sa première parution. Traduit de l'anglais par Marie-Hélène Dumas, Lire Lolita à Téhéran est paru le 16 mai dernier, et il est plus que jamais d'actualité.
Des romans qui font écho à la vie
Peu après la révolution islamique, les Iraniennes sont obligées de porter le voile, puis écartées de certains enseignements, avant que les cours eux-mêmes ne soient remplacés par d'interminables réunions insipides. Nous sommes dans les années 1980. Le totalitarisme se met alors en place très concrètement dans la vie quotidienne des Iraniens.
Pour Azar Nafisi, le combat épuisant contre des interdits absurdes va devenir trop rude, et l'arbitraire peu à peu insupportable. Elle décide brusquement de cesser d'enseigner à l'université, anticipant une mise à l'écart inéluctable. La professeure passe dans la clandestinité professionnelle en recevant chaque jeudi, à son domicile, un petit groupe de jeunes filles sélectionnées parmi les plus motivées, pour discuter des textes majeurs de la littérature occidentale.
Chaque grand texte, dont Lolita de Nabokov, constitue un chapitre du roman d'Azar Nafisi. À travers ce récit construit en forme de mise en abyme (un roman qui parle d'autres romans), c'est la vie des femmes après la révolution iranienne que le lecteur va découvrir. Car chaque grand texte fait particulièrement écho à la violence qui se déroule à l'extérieur, et va constituer un souffle d'espoir pour ces jeunes filles.
La littérature permet-elle de résister ?
Comment la littérature aide-t-elle à vivre, en constituant parfois la seule étincelle de joie au milieu d'un monde dans lequel les corbeaux s'accumulent ? C'est ce que raconte ce livre page après page. Ces cours officieux vont devenir une manière de résister à l'absurdité du monde qui advient. Le plus souvent, ces rendez-vous du jeudi constituent le seul espace de liberté pour ces jeunes filles contrôlées par un père, un frère, un tuteur. Les étudiantes s'y raccrochent comme à un radeau, dans un pays devenu fou.
"Si je parle de Nabokov aujourd'hui, écrit Azar Nafisi, c'est pour que l'on se souvienne que nous avons lu Nabokov à Téhéran, envers et contre tout". La vie intellectuelle, en effet, s'éteint peu à peu, ou plutôt passe à la sphère privée. Même les livres disparaissent progressivement. Dans les librairies, les ouvrages étrangers deviennent des denrées subversives, rares et précieuses. À chaque étape de l'installation de la théocratie, la professeure raconte avec beaucoup d'acuité son incrédulité, sa résistance, et pour finir l'impossibilité de l'insoumission que nombre de ses étudiants paieront de leur vie.
À l'université, des débats fiévreux ont lieu. Certains exigent de remplacer Shakespeare et Racine par Brecht et Gorki, mais aussi Marx et Engels. La théorie révolutionnaire est pour eux plus importante que les pièces elles-mêmes. "C'est sur Lolita que je veux écrire, explique encore Azar Nafisi, mais, pour l'instant, je ne peux le faire sans parler de Téhéran. Ceci est donc l'histoire de Lolita à Téhéran, de la couleur différente que donnait Lolita à Téhéran, et de la lumière que Téhéran apportait au livre de Nabokov et qui faisait cette Lolita-là, notre Lolita."
Le salon de cette professeure devient donc un espace de transgression, simplement parce qu'on y parle de littérature étrangère une fois par semaine. Il se transforme en une sorte de pays des merveilles, où l'on passe son temps à entrer et sortir dans les romans, autrement dit pour emprunter les mots de Nabokov, "à expérimenter la façon dont les cailloux de la vie ordinaire se transforment en pierres précieuses par la magie de la fiction". Azar Nafisi se tourne vers la littérature parce que c'est le seul refuge qu'elle connaisse, et son espoir est de partager ce refuge avec ses étudiantes.
Le pouvoir salvateur de la littérature
Ce tout petit espace de liberté, avec sa vue sur le sommet du mont Elburz, est gagné sur l'arbitraire d'un régime qu'Azar Nafisi compare à une météo de mois d'avril : "De brefs moments ensoleillés laissent soudainement place aux averses et aux orages". La vie y est imprévisible, et les universités sont une cible. Comment en effet se concentrer sur la littérature quand la faculté se préoccupe avant tout de censurer le mot "vin" d'une nouvelle de Hemingway et qu'elle décide de ne pas laisser Brontë au programme parce qu'elle croit qu'elle excuse l'adultère ? Comment se concentrer sur la littérature quand, au quotidien, lorsqu'on prend un bus à Téhéran, on doit désormais s'asseoir du côté des femmes après être montée par la porte de derrière et se cantonner aux dernières rangées réservées aux femmes ?
Dans un tel cadre où la culture laisse peu à peu place à une violence extrême, quel rôle la littérature peut-elle jouer ? Azar Nafisi donne des éléments de réponse à ses étudiantes, en les invitant à effectuer des allers-retours entre leur vie et les livres : "Je leur ai rappelé que Nabokov, alors à peine âgé de 19 ans, refusait pendant la Révolution russe de se laisser distraire par le bruit des balles. Qu'il continuait d'écrire ses poèmes solitaires alors qu'il entendait claquer les fusils dans la rue et voyait de sa fenêtre des combats sanglants d'y dérouler."
Soixante-dix ans plus tard, cette professeure veut croire que sa foi en la littérature permettra à ses élèves de supporter la sombre réalité de la révolution en les aidant à vivre malgré tout. Lire Nabokov, histoire d'oublier que selon les nouveaux règlements, l'âge légal du mariage est désormais passé de 18 ans à 9 ans, que la lapidation est redevenue le châtiment promis à celles qui commettraient l'adultère ou se prostitueraient.
"Toutes les grandes fictions, explique Azar Nafisi, quel qu'en soit le triste monde qu'elles évoquent, affirment la vie contre sa propre impermanence, et lancent ainsi un défi essentiel". Sans être à la recherche d'une solution facile, le but est pour l'enseignante de faire le lien entre les espaces ouverts par les romans et les lieux confinés de l'enfermement quotidien dans lesquels vivent ses étudiantes.
Alors qu'un piège s'est refermé sur les femmes d'Iran, que la milice patrouille dans les rues de Téhéran dans des Toyota blanches devenues tristement célèbres pour les Occidentaux depuis la mort de Mahsa Amini et l'implacable répression qui s'est ensuivie, comment les grands ouvrages de l'imagination peuvent-ils être d'une quelconque utilité face au tragique et à l'absurde d'un régime totalitaire ? C'est à cette question, et à beaucoup d'autres questions essentielles, que répond ce livre, qui est un hommage flamboyant au pouvoir démiurgique et salvateur de la littérature, le seul refuge qui reste parfois quand tout s'effondre autour.
"Lire Lolita à Téhéran" d'Azar Nafisi, traduit de l'anglais par Marie-Hélène Dumas, paru le 16 mai 2024 aux éditions Zulma (432 pages, 21,50 euros).
Extrait : "Un matin, pendant la pause, Mitra se mit à nous décrire ce qu'elle ressentait tous les jeudis en montant l'escalier. À chaque marche, elle avait l'impression de s'alléger un peu plus du poids de la réalité, de s'éloigner de la cellule sombre et humide dans laquelle elle vivait, de remonter respirer pendant quelques heures à l'air libre et au soleil. Puis, quand le moment venait, elle retournait dans sa cellule. J'ai pris cela comme un échec. J'aurais voulu que mon séminaire permette à ces filles de constamment respirer à l'air libre et au soleil."
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