Prix Essai France Télévisions 2018 : "En camping-car" d'Ivan Jablonka, hymne au bonheur et la liberté
Le petit Ivan n'a pas besoin de se forcer, il expérimente le bonheur à travers le mouvement, et découvre au cours de ces parenthèses estivales une chose essentielle : la liberté. Le camping-car en est le véhicule. "J'ai grandi dans le camping-car et le camping-car m'a fait grandir. Il m'a appris à être libre tout en restant fidèle aux chemins de l'exil. Il a été pur sentiment d'exister, droit au bonheur. Moi qui étais dédié aux morts, condamné à la réussite scolaire, j'ai pu grâce à lui, vivre une fois pour moi-même", raconte Ivan Jablonka.
Le combi, symbole d'un art de vivre
L'historien construit son récit autour de son motif : le camping-car, symbole du vent de liberté qui a marqué la fin des années 60, qu'il s'est approprié en grandissant pour en faire l'instrument de son autonomie et de sa liberté. Ivan Jablonka retrace à grands traits, entrelacée dans son récit personnel, l'histoire de cette "révolution" qui a gagné aussi le tourisme : naissance du Guide du Routard, lancement de "Terre d'aventures"... Une nouvelle manière de voyager, plus proche des populations locales des pays visités, avec une préférence pour les espaces vierges à explorer, pour les conditions de séjour un brin inconfortables, où le corps se frotte et s'épanouit au contact de la nature. Un contre-pied aux voyages organisés, au tourisme de masse, à la consommation.Le "combi" Volkswagen symbolise ce nouvel art des vacances. "Il faudrait plusieurs mots pour exprimer la fonction profondément polyvalente du camping-car, le génie qu'il avait fallu pour le concevoir et l'aménager, pour orchestrer toutes ses propriétés, le transportable, le pliable, le rangeable, le coulissant, l'escamotable, le pratique, le bien fait". Le camping-car permet le mouvement dans un espace rassurant et protecteur, une "bulle itinérante" qui offre la possiblilté d'explorer la liberté en toute sécurité. Le mythique combi a cristallisé pour Ivan Jablonka au temps de son enfance une manière de vivre, un modèle à suivre. "Je suis toujours resté du côté des marcheurs, des bringuebalants, des émerveillés. Du côté du camping-car", confie l'historien romancier.
Du "je" au "nous"
Après son incursion sur le terrain du fait divers avec "Laëtitia ou la fin des hommes" (Seuil), qui lui avait valu en 2016 le Prix Medicis, l'auteur de "Histoire des grands-parents que je n'ai pas eus" (Seuil 2012) renoue avec le récit de son histoire familiale, sur laquelle plane l'ombre de la Shoah. Ici en filigrane, ici du côté lumineux. Sur un plan littéraire, Ivan Jablonka poursuit son singulier travail d'historien-romancier, démarrant son récit depuis lui-même et de sa propre vie, et glissant tout doucement sur le terrain de l'histoire, et de la sociologie. "Je propose une autre façon de parler de soi-même. Débusquer ce qui en nous, n'est pas à nous. Comprendre en quoi notre unicité est le produit d'un collectif, l'histoire et le social. Se penser soi-même comme les autres". Une forme qui rend la lecture de ses livres à la fois accessible à tous, instructive, et matière à penser."En camping-car", Ivan Jablonka
(Seuil – 192 pages – 17 €)
Extrait :
j'étais libre parce qu'il n'y avait pas de ceinture à l'arrière et que nous nous déplacions dans l'habitacle pendant les trajets
"En camping-car", Ivan Jablonka (Seuil, page 154)
parce que je pouvais flâner dans les musées sans les visiter
parce que je pouvais rester des heures à jouer dans les vagues
j'étais libre parce qu'on campait n'importe où, sur les plages, les débarcadères, les parkings, au bout des jetées, dans les clairières
parce que mon sac de couchage était un vaisseau spatial, avec des manettes et des cadrans intégrés
j'étais libre parce qu'aucun cahier de vacances ne venait prolonger le travail scolaire de l'année
parce qu'une pression se relâchait
l'urgence était suspendue
parce qu'on changeait de destination tous les ans
parce que nos spots ne figuraient sur aucun guide de voyage
et que cela ne coûtait rien de se perdre, l'égarement n'étant qu'un autre chemin
j'étais libre de m'éprouver Juif errant, tout en étant protégé par un Etat
j'étais libre d'explorer les fonds marins avec un masque et un tuba
de lire ou de faire de la planche à voile
de jouer au tarot ou de ramasser des écorces
primitif et bien éduqué
j'étais libre parce que le camping-car était une manière d'être sans manières, détachée des choses terrestres et pourtant résolument terre à terre
parce que même le retour en France était un voyage, une régate à la surface des autoroutes, sous les grands panneaux bleus dans la succession des sorties, Villefranche, Mâcon, Tournus, Beaune, Avallon, Evry, Villejuif, avant l'approche de la porte d'Orléans et la silhouette de l'église de Gentilly dont les anges pleurent des larmes vertes
j'étais libre parce que mes parents avaient pu s'élever socialement dans un pays riche et un continent en paix
parce qu'on avait le droit de se promener sur la plage et de jouer avec les seringues des drogués
parce qu'on faisait ce qu'on voulait après le repas
parce que j'étais inaccessible dans notre camping-car inclassable
parce qu'on pouvait partir n'importe où, n'importe quand, aprus avoir replié la banquette, fermé le toit et claqué la porte coulissante
j'étais libre parce que mes parents voulaient que je le sois"
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