"Les extravagantes aventures de Frank Zappa", premier tome d'une biographie fleuve de l'inclassable musicien américain
Sur la couverture du premier tome des "Extravagantes aventures de Frank Zappa", le nom de l'artiste brille comme en lettres de lumières au fronton d'un cirque désuet. Sur la photo format polaroïd noir et blanc qui l'accompagne il apparaît fortement chevelu, moustachu, et "sourcillu" (si le mot existait), le visage fermé et agrémenté de sa légendaire absence de sourire. Sa compagne, qu'il tient par l'épaule, est son épouse Gail. Elle le regarde avec un air aussi étonné que s'il elle le découvrait à l’instant même du cliché.
Frank Zappa, est né en décembre 1940 et mort en décembre 1993. Il est, 25 ans après sa défaite face au cancer de la prostate, l'objet d'une trilogie biographique signée d'un adorateur de 52 ans, Christophe Delbrouck, lui-même musicien ayant longtemps joué du Zappa et déjà auteur aux mêmes éditions du Castor Astral d'une monumentale première histoire de "FZ", elle aussi en trois tomes.
Culturebox : Qu’est-ce qui a changé depuis les 3 précédents livres
Christophe Delbrouck : "J’ai compris un certain nombre de choses en travaillant comme musicien, et puis je n’avais pas tout raconté sur Frank Zappa. Donc j’ai décidé de reprendre cette série que me permet le Castor Astral, trois nouveaux bouquins sur Zappa, c’est une chance inespérée donc j’en profite. C’est plus pointu au niveau biographique, et c’est plus pointu au niveau analytique. C'est-à-dire que… le personnage de Zappa est vraiment complexe. Pour comprendre ses choix artistiques, ses choix commerciaux, ou d’avant-garde, il faut vraiment du temps et il faut beaucoup de recul. Donc, là, à mon sens, je pense que je l’ai pour refaire cette trilogie."
La machine à remonter le temps
A la lecture de ce premier tome, le lecteur se demande si Delbrouck n'a pas enfin réussi à mettre au point la fameuse machine à remonter le temps. Depuis l'enfance de l'auteur de plus de cent albums (dont une bonne partie publiés après sa mort), la lecture donne l'impression que l'auteur a participé aux réunions de famille, à chacune des répétitions, a participé aux moindres concerts avec les centaines de musiciens qu'il a côtoyés dans les dizaines de groupe auxquels il a appartenu ou qu'il a fondés. Impossible de ne pas rester coi devant la profusion de détails à propos du moindre épisode de la vie personnelle et musicale de Zappa. On lit non seulement les noms de tous les musiciens (célèbres ou absolument inconnus) avec qui Frank a joué à toutes les époques de sa vie, y compris aux tout débuts ! Mais on apprend ce qu'il est advenu de chacun, de ses participations à des groupes à l'importance parfois microscopique mais dont la liste des musicos est donnée instrument par instrument. Un intense travail d'enquête à la limite du compréhensible.Christophe Delbrouck : "Aujourd’hui c’est beaucoup plus simple qu’il y a une vingtaine d’années. Grâce à Internet, j’ai des correspondants, en Europe, aux Etats-Unis, des gens qui travaillent qui recherchent des informations… ce qui me semble intéressant c’est, à chaque fois, à chaque période, de replacer Zappa dans son contexte social et culturel. Pour ça, il faut aussi maîtriser l’environnement de l’époque. Ça crée une espèce de machine infernale, de mode qui dure toujours, ça ne s’arrêtera jamais. Il faut vraiment placer zappa dans son contexte pour comprendre l’essence du personnage."
Spike Jones et Chostakovitch
Frank Zappa est un artiste inclassable. Il a toujours refusé de se laisser ranger dans une case. Ses influences vont de Chostakovitch à Howlin' Wolf en passant par Stravinski, les délires cartoonesques de Spike Jones, l'humoriste contestataire Lenny Bruce mais surtout par les recherches de Pierre Boulez et de celui qu'il admire entre tous depuis l'adolescence, le compositeur français vivant alors aux Etats-Unis, Edgar Varese (1883-1965).
Exceptionnelle maîtrise musicale
Jazz, classique, expérimental, blues, progressive, Zappa explore, mélange les genres et les époques. Il se permet de nombreux pastiches, un exercice où il excelle et où il prouve qu'il peut se révéler aussi bon que les musiciens dont il moque la mode, qu'ils soient hippies, disco, punk ou main stream. La séquence hilarante de "Flakes" sur l'album "Sheik Yerbouti" au cours de laquelle il tourne en dérision Bob Dylan et sa pingrerie est un modèle de drôlerie. Il prouve au passage qu'il maîtrise le fonctionnement musical de tous les styles.Culturebox : Quelqu’un qui rangerait sa discothèque par genre devrait-il classer Zappa dans le rock, ou dans la musique expérimentale ? Il faudrait le mettre plutôt à côté des Stones ou plutôt à côté de Chostakovitch ?
Christophe Delbrouck : "A mon avis, il faudrait faire sauter toutes les étiquettes. Il faudrait arrêter de baliser la musique et de considérer qu’il y a de la musique savante et qu'il y a de la musique populaire, que Chostakovitch ne parle pas le même langage que Jimi Hendrix. Il y a de la bonne musique et de la mauvaise musique, après, tout est subjectif mais, à mon avis, si on classe la musique par ordre alphabétique, déjà c'est suffisant."
La jungle de sa discographie
La lecture attentive du premier tome des "Aventures extravagantes de Frank Zappa" peut dérouter celui qui ne sait pas comment il travaillait. Sa discographie est une jungle, certains morceaux changent de nom, ils viennent enrichir d’autres chansons, ils connaissent de multiples versions sous des dénominations différentes.Christophe Delbrouck : "Quand on écoute Zappa, quand on pratique sa musique, on comprend que son évolution est très rapide, son écriture peut être parfaite à un moment donné, il va écrire parfaitement tel morceau, il n’y touchera plus. S’il a une idée qui reste en gestation, il va la recycler. On peut remonter le temps comme ça sur ses premières compositions qui datent de 1957 et on va retrouver des choses qui vont réapparaître 10, 12 ans plus tard, remodelées, associées à d’autres… On s’en rend compte quand on joue la musique de Zappa. Je l’ai jouée pendant plus de dix ans (basse, direction artistique). J’ai créé un groupe en hommage à Frank Zappa qui reprenait ses compositions, qui essayait de reprendre son état d’esprit dans la grande période contestataire des années 70 et même des années 60. C’était le Nasal Retentive Orchestra. On a enregistré 4 ou 5 disques… Le groupe n’existe plus depuis une dizaine d'années. Par ce biais-là, j’ai vraiment compris ce que c’était d’essayer de vendre une musique inclassable ou en marge. Les choses sont vraiment vraiment difficiles."
Humoristique et contestataire ? Pas seulement !
Frank Zappa fait peur. Même les amateurs de musique les plus pointus hésitent souvent à se lancer dans l'écoute de l'un de ses albums. Les titres les plus délirants peuvent évoquer une musique à vocation humoristique et contestataire. Elle l'est, mais elle est surtout bien plus que ça. Alors, Zappa, musicien compliqué, musicien farfelu ? Comment le définir, lui qui est inclassable ?Christophe Delbrouck. : "Ouh la la, je ne sais pas… Un compositeur fondamentalement libre… libre de ses choix, avec tout ce que ça implique. Il y a des albums considérés comme plus difficiles ou plus avant-garde, qui ont été des fiascos commerciaux, mais Zappa le savait d’avance… Il n’a pas renoncé pour autant. Et puis, il y a des concessions commerciales, qui elles, ont l’air de concessions commerciales mais qui n’en sont pas…. C’est un travail de vulgarisation, d’activiste pour faire en sorte qu’une musique un peu différente puisse se véhiculer à la radio. Ça c’est un combat permanent, mais l’identité de Zappa, c’est celle d’un auteur qui est totalement libre, depuis les premiers pas de compositeur jusqu’à la fin."
Culturebox : Aujourd'hui, mis à part ses fils Ahmet et Dweezil qui reprennent sur scène les morceaux de Zappa, qui peut se prévaloir de son héritage ?
Christophe Delbrouck : "Je ne sais pas du tout si rejouer la musique de Zappa est la bonne méthode. Je crois maintenant que la bonne méthode serait que les réseaux de distribution, les disquaires, fassent en sorte que sa musique soit présente, qu'on puisse la trouver. Ça serait une très bonne chose. Maintenant que des gens essaient de créer leur propre style, même si en marge de toutes les modes, ça ce serait aussi une avancée. C'est très difficile, on n'a que très peu d'exemples. Il y a des gens comme Robert Wyatt et quelques autres qui ont pris des risques colossaux mais qui se sont toujours adressés à un public très restreint. Le travail de Zappa, lui, c'est de toucher le plus grand nombre de gens possible, de faire en sorte que sa musique soit le plus accessible possible. On n'a pas d'autre exemple de musicien qui ait cette stature-là."
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