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Rachat d'Hachette par Bolloré : pour Françoise Nyssen, patronne d'Actes Sud, "derrière tout ça, il s'agit d'un débat d'idées et de notre démocratie"

Le projet de rachat d'Hachette Livre par Vincent Bolloré provoque la crainte dans le monde du livre. Françoise Nyssen, patronne d'Actes Sud et ancienne ministre de la Culture, explique à Franceinfo les risques possibles d'une telle fusion.

Article rédigé par Laurence Houot
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 13min
Portrait de Françoise Nyssen, présidente du directoire des éditions Actes Sud et ancienne ministre de la Culture (Renaud Monfourny)

Comme Antoine Gallimard qui s'en est ému sur France Inter le 8 février dernier, Françoise Nyssen, la présidente du directoire d'Actes Sud, s'inquiète elle aussi du projet de fusion entre Hachette Livre et Editis. Le géant des médias Vivendi, contrôlé par la famille Bolloré et maison mère d'Editis (numéro deux dans l'édition en France), doit monter à 45% du capital du groupe Lagardère, qui détient Hachette Livre, puis lancer une offre publique d'acquisition sur le solde des actions. 

Un projet que Françoise Nyssen qualifie de "catastrophique" dans un entretien avec Franceinfo Culture. Selon l'éditrice, ce rapprochement risque de tuer la pluralité et la diversité éditoriale, une "exception française", et constitue une menace économique qui impacterait toute la chaîne du livre, de l'auteur au libraire, en passant par les éditeurs.

L'ancienne ministre de la culture met également en garde contre une dérive possible sur un plan politique, avec une concentration dans une seule main des moyens de diffusion des idées, un danger selon elle pour la démocratie. Sa maison d'édition, avec L'école des loisirs, le SNE (Syndicat national de l'édition) et des libraires, a engagé une action auprès de la Commission européenne. 

Franceinfo Culture : Que craignez-vous pour votre maison d'édition, et plus largement pour le monde du livre ?

Françoise Nyssen : Je suis effrayée. Il y a eu une situation semblable en 2003-2004 (fusion Hachette Vivendi Universal Publishing), à laquelle nous nous étions déjà opposés, et dans laquelle nous avions eu gain de cause, parce l'opération ne s'est finalement pas faite de manière totale. Mais aujourd'hui, nous sommes dans une configuration complètement différente. A l'époque, il s'agissait d'un rapprochement horizontal, entre deux groupes de même nature, deux groupes d'édition de taille à peu près équivalente. Là, le Groupe Vivendi Bolloré Editis possède Canal plus, CNews, Europe 1, la presse avec le groupe Prisma, le JDD, Paris Match… Hachette c'est aussi Havas, puisque Havas appartient à Vivendi, mais aussi des salles de spectacle comme l'Olympia, des entreprises d'entertainment, avec tous les dérivés possibles, c'est aussi plein de librairies, les Relais, donc c'est une possibilité de capter l'ensemble de l'édition et de concentrer dans les mains d'une seule personne tous les tenants et les aboutissants de la chaîne du livre.  

Et quels sont les risques de ce système d'hyper concentration ?

Je suis très effrayée de tout cela, parce que ce qui me paraît le plus important, c'est la liberté de création et la diversité de cette création. Or si un seul acteur contrôle toute une partie de cette chaîne de création, c'est évidemment un risque pour le pluralisme, pour la biodiversité dans tous les sens du terme, c'est très inquiétant.

Quelles seraient les conséquences, concrètement ?

L'édition est un métier très artisanal, ce n'est pas un métier industriel. On publie un livre après l'autre, avec la spécificité de ce livre, avec je dirais sa singularité, en accompagnant l'auteur, en fonction de ce qu'est ce livre. Ce n'est pas un processus répétitif, systématique, c'est un processus de prototype. Compte tenu de cette singularité, il est important de pouvoir défendre les éditeurs dans leur diversité. La question financière va rapidement se poser. Aujourd'hui, pour qu'un éditeur puisse avoir accès à tous les auteurs, il faut qu'il puisse acheter les droits, ça commence là. Un groupe puissant, avec des moyens financiers puissants, pourra faire des propositions à des auteurs à succès qui assurent des grosses ventes. Arnaud Nourry (patron d'Hachette livres pendant 20 ans), a fait un travail de consolidation pour en faire le 3e groupe mondial, avec l'acquisition de nombreux éditeurs étrangers. Et ça c'est un atout qu'ils pourront faire valoir auprès des auteurs, à qui ils pourront dire : venez chez nous, vous aurez une édition américaine. C'est une vraie atteinte à la "saine concurrence". 

C'est un risque pour les autres maisons d'éditions ?

Il faut savoir que l'équilibre des maisons d'édition se fait souvent entre les très grosses ventes et la découverte d'auteurs qu'il s'agit aussi d'amener à la connaissance des lecteurs. Tout ça est possible dans une espèce d'équilibre économique global. Là, on est en face d'un groupe qui pourra capter les "gros" auteurs avec sa puissance de communication, sa puissance médiatique (Havas, les journaux, les télés) et avec sa capacité à décliner un livre sur d'autres supports, comme des séries pour la télé, par exemple. Ce groupe aura une capacité de "faire valoir" qui va lui donner une puissance d'attirance et de diffusion absolument énormes. Il disposera de moyens qui seront tout à fait disproportionnés par rapport à la permanence d'un milieu vivace, vivant, de l'édition, avec sa biodiversité, sa multiplicité de voix et d'opinions, et si on nous assure que chacun pourra continuer à travailler librement, on sait bien que ce sont des mots. On voit bien déjà dans les rédactions qu'il a reprises, les impacts, avec des changements de personnes. On voit bien sur les secteurs qu'il a repris l'impact que peut avoir la tête d'un groupe sur ce qu'il produit.  

C'est un danger pour les auteurs moins connus ?

On voit bien ces dernières années, le nombre d'éditeurs qui se sont créés, et qui ont permis de faire émerger des nouveaux auteurs, de faire entendre d'autres voix. Chez nous, à Actes Sud par exemple, nous avons repris une maison d'édition qui s'appelle Sinbad, qui édite des auteurs de langue arabe. C'est tellement important de faire entendre la voix de ces pays-là alors que l'obscurantisme s'abat sur eux. L'édition a aussi ce rôle-là, de faire entendre les voix et les talents qui, sans ça, ne pourraient pas être entendues. Mais avec ces livres-là, on ne peut pas dire que nous faisons des ventes phénoménales, donc il y a toujours un risque que cela disparaisse avec un groupe qui a des visées financières. On est sur la création. En France aujourd'hui, il y a beaucoup d'éditeurs. Au sein du syndicat national de l'édition, on regroupe plus de 700 éditeurs, et c'est ça qui fait cette vivacité.

"Là c'est un peu comme si on allait tout concentrer et qu'on allait faire de la monoculture, et on sait que c'est dramatique pour les sols, et pour la biodiversité et pour la vie elle-même !"

Françoise Nyssen

à Franceinfo Culture

On a aussi repris en 1986 une maison d'édition de théâtre. Ce sont des livres avec de très petites ventes, c'est vraiment de la dentelle, mais c'est très important de publier cela, et d'avoir cette mémoire de ce qui se fait dans le théâtre, c'est la liberté. Et c'est grâce à cela que des auteurs comme Laurent Gaudé ont commencé à publier. Donc, on doit vraiment être cette pépinière permanente de la biodiversité. On a très très peur de cette uniformisation et de cette volonté de financiarisation et de rentabilité.

Y a-t-il un risque pour les librairies ?

C'est un autre aspect extrêmement inquiétant. On a aujourd'hui en France la chance d'avoir un réseau de libraires exceptionnel, qui vit justement grâce à une loi de régulation, la Loi Lang, qui permet au livre d'être vendu au même prix partout, que ce soit dans un tout petit point de vente, ou que ce soit dans une grande surface. Le livre ne peut pas être un produit dit "d'appel". Cette pluralité de libraires doit pouvoir résister pour que la pluralité d'idées existe, de talents, de sensibilités littéraires… Et là, la fusion des deux groupes ferait qu'ils seraient tout puissants au titre de la distribution, notamment dans des grandes surfaces culturelles aux petits points de vente. Cette surpuissance constitue un risque de pression sur les libraires. Le libraire est dans une économie qui n'est pas celle de ce groupe, c'est une économie artisanale, une économie fragile. Il y a la question des remises, des conditions qui leur sont faites. Il faut maintenir des conditions commerciales qui leur permettent de vivre, quelle que soit leur taille.

Vincent Bolloré a expliqué devant le Sénat que c'était un moyen de "lutter contre Amazon", qu'en pensez-vous ?

On fait le géant français qui va lutter contre Amazon… Ce sont des arguments en effet émis par Bolloré devant le Sénat, mais quelques jours plus tard, il a dit que de toute façon on ne sera jamais qu'un nain par rapport à Amazon. Ce n'est pas cohérent.  Amazon est un vrai souci dans sa manière de fonctionner, puisque son objectif est de passer outre l'ensemble du tissu local de la librairie pour atteindre directement le lecteur, plutôt considéré comme un consommateur d'ailleurs. Et qu'est-ce que c'est que cette société où il n'y aurait plus de liens, de ces lieux où on se retrouve, ou on parle avec un libraire qui donne des conseils, un lieu où l'on peut rencontrer des auteurs ? C'est terrifiant.

"Amazon, en effet est un modèle qui est un vrai souci. Mais il me semble que la multiplicité de la librairie et des acteurs est une façon de lutter contre ce modèle."

Françoise Nyssen

à Franceinfo Culture

On l'a bien vu après le confinement, la ferveur des lecteurs vers les libraires, qui ont fait des bonds extraordinaires. Il y a quelques chose qui s'est passé, une reconnaissance de la librairie. Et puis on voit bien qu'Amazon n'a pas complètement bouleversé la répartition du chiffre en librairies puisque la librairie n'a pas baissé. Ce n'est donc pas le sujet qui justifierait cette fusion, au contraire, je pense que ça fragiliserait encore les choses. J'aime bien cette image qui dit que pour lutter contre le gros requin, il faut une multiplicité de petits poissons qui se mettent en banc et qui font un gros poisson. Je pense que c'est la meilleure façon de lutter contre Amazon.  

Alors qu'est-ce qui motive selon vous cette volonté de fusion ?

C'est la question. Au service de quoi, et pourquoi ? Quelle est l'intention ? Je ne crois pas que l'objectif est de préserver la diversité du panorama éditorial. Pour nous, cette opération est catastrophique. Antoine Gallimard parle de "tsunami", et Vincent Montagne (président du SNE, Syndicat national de l'édition) s'interroge sur la nécessité d'aller dans ce processus d'"obésité". Ce n'est pas un processus créatif, ce n'est pas un processus qui va faire avancer, qui va ouvrir un horizon meilleur. N'oublions pas que l'on n'est pas dans n'importe quel secteur. Il s'agit de création, et donc d'une atteinte à cela. En plus, ce n'est pas une nécessité pour le secteur, pas du tout, puisqu'il se porte bien. On n'a pas besoin de le traiter comme ça, parce que ça ne se traite pas comme ça. C'est pour ça que la multiplicité d'acteurs c'est la richesse de la France, et là on l'abandonnerait.  

Il y a un risque politique aussi, selon vous ?

Nous souhaitons faire entendre notre voix et nous avons saisi la Commission européenne sur les dangers que cela représente.

"C'est important de faire entendre ce danger. Parce que derrière tout ça, il s'agit aussi d'un débat d'idées, et de notre démocratie."

Françoise Nyssen

à Franceinfo Culture

L'édition c'est aussi la diffusion du savoir, la diffusion des idées. Il y a des choses que l'on ne peut pas ignorer : quand Albin Michel a décidé de ne plus éditer Eric Zemmour, il a été accueilli par Editis… C'est aussi comme ça que l'on peut diffuser de façon massive, et soutenir un courant d'idées unique, qui est celui que nous connaissons. Le secteur scolaire, aussi, serait impacté. Et on a entendu les déclarations de l'auteur best-seller d'Editis, Zemmour, qui voudrait intervenir sur les manuels scolaires.

"On entend bien cette volonté d'intervenir sur la diffusion du savoir, des idées, des récits, des récits qui forgent notre monde de demain, c'est notre culture… Donc il y a aussi un problème de cet ordre-là, c'est clairement un problème politique."

Françoise Nyssen

à Franceinfo Culture

Et c'est bien qu'une partie de la profession se mette en ordre de marche pour informer de ce qui est en train de se passer, et s'attache à faire valoir auprès de la Commission européenne les dangers de cette fusion, sous tous ses aspects. Si on est dans la culture unique et dans le discours unique, c'est inquiétant. On est très, très, très inquiets, malgré les mots qui pourront être prononcés.

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